Il faisait beau. C’est vrai qu’il y avait du vent, mais il faisait beau. Les rafales soufflant dans les voiles n’atteignaient finalement pas le pont du bateau. Aussi, pour une fois depuis bien longtemps, j’avais tout le loisir de profiter de la relative tranquillité des flots. Mes hommes s’occupant de ce qui concerne la navigation, la gestion administrative et physique de la frégate, ainsi que de me préparer à manger pour ce soir, l’ambiance globale me paraissait bonne. C’est pourquoi, entre ma cabine et un mat se trouvait étendu un hamac. Avec moi dedans, évidemment. Les bras derrière la tête, les yeux clos, le souffle régulier, je n’avais plus qu’à attendre que les minutes s’écoulent avec bonheur. Et le pire, c’est qu’elles le faisaient.
De temps en temps, une mouette passait à quelques dizaines de mètres au-dessus de nous. Je crois que c’est là que se trouvait ma plus grande peur. Qui n’a jamais eu peur des piafs qui volent en cercle et menacent de lâcher une salve meurtrière n’importe quand ? Pour ma part, je crains les bombardements intempestifs. Surtout lorsqu’il n’y a pas de coup de semonce a priori. J’ouvre donc un œil en constatant les cris d’oiseaux et scrute le ciel. Ma main en pare-soleil, je suis le vol plus ou moins majestueux des mouettes et veille à ma survie. Elles n’oseront tout de même pas me chier dessus…
Ma contemplation, néanmoins, est interrompue par un cri. Ce n’est pas un hurlement animal qui me fait tendre l’oreille et dresser la tête, mais bien une interpellation humaine. La vigie, là-haut, annonce l’approche de quelqu’un. Une histoire de navire en vue. Un pavillon qu’il n’a pas encore identifié et mes sourcils qui se froncent. Dans un claquement de langue, je montre mon agacement mais ne quitte ma place. Devrais-je envoyer chacun à son poste de combat ? J’hésite. Ma main toujours au-dessus des yeux pour tenter de voir, je ne peux distinguer le drapeau qui orne l’imposante bâtisse en approche. Hmm, ça pourrait s’annoncer mal. J’ai ma lame à portée de bras, si je m’étire pour l’attraper parterre. Mais… je ne sais pas. Mon second est déjà là pour attendre mes ordres et ces derniers trainent. Je déteste avoir à me faire relayer en ce qui concerne mes décisions. Pourtant, je crois qu’il va falloir faire vite. Déjà, je suis en partie à l’ombre. La voilure, amie ou ennemie, cache mon soleil…

Victoria fixait depuis un bon moment désormais la surface impassible de l'eau, appuyée sur la rambarde de la frégate qu'elle commandait aujourd'hui. Cette fois, pas de mission de sauvetage, d'abordage, ni rien qui sous-entendait de l'action. Non. Pour aujourd'hui, elle se devait simplement d'inspecter les navires de la Marine qui étaient en mer au large de l'île, afin de s'assurer de leur état, mais surtout de celui de l'équipage qui les manœuvrait. Ça et d'autres formalités. En bref, une mission fondamentalement administrative.

Depuis le matin, ils avaient croisé la route de plusieurs caravelles et d'un galion qui rentrait au port. Pour tous, rien à signaler. Désormais, ils se trouvaient dans la zone où devrait être le navire commandé par l'Officier James Wood. Mais en attendant, chacun vaquait à ses occupations, le temps aussi calme qu'agréable aidant. Jusqu'à ce qu'Alvarez, du haut de son habituelle vigie, ne signale la présence, au loin, d'une frégate correspondant visiblement à celle de Wood. Victoria s'en assura d'elle-même en usant de sa longue-vue. Il s'agissait bien de leur objectif. La Capitaine se redressa et se tint aussitôt prête pour la suite, après s'être assurée que leur pavillon était bien en vue. Lorsqu'ils furent à proximité du navire, les formalités passées, la jeune femme haussa la voix, suffisamment pour se faire entendre distinctement.

"Capitaine James Wood, Capitaine Victoria Vinter. Je suis mandatée par le Commodore afin d'effectuer une inspection de nos navires et de nos forces présents dans la région."

La marine. C’est confirmé. Merde, j’en viens presque à me demander si je n’aurais pas préféré tomber sur des pirates. Au moins, il y aurait un peu d’action pour dérouiller mes hommes, plutôt que de ressembler vaguement à une inspection surprise. Mon agacement, pour ce coup-là, n’est pas immérité. Je jette une œillade à Roger – à l’anglaise – ce second qui me suit partout depuis des mois, peut-être pour avoir une réponse. Mais la question reste bloquée dans mes yeux. Il semblerait que j’espère un avis, un conseil, une idée de quoi faire. Me lever, peut-être. Ouais, ce sera déjà ça.
Premier pied à terre, je constate l’animation qu’il règne depuis cette nouvelle posture. Il est vrai qu’en étant à la verticale, sur mes deux jambes tel un véritable bipède, je vois plus loin qu’à la manière allongée. Résultat, mes sourcils se froncent davantage. Ce n’est pas bon, tout ça. En gros, c’est le bordel. Enfin, un bordel organisé mais… j’imagine que ce n’est pas plaisant, ni prévu par le règlement. Bon, la suite.
Posant mes yeux sur l’espèce de pont mis en place pour relier les deux navires, je me gratte la tête. C’est alors que cette silhouette m’interpelle. Elle fait ça bien, je trouve. D’habitude, il est rare de me voir chercher à localiser si vite un bruit, ou même une voix. Sauf que là, c’est féminin. Oui, ça doit jouer. Je bats des paupières et regarde. Pourquoi, je bloque sur un mot. Pas sur mandatée, commodore, ni sur inspection. C’est plutôt le nom qui me fait tilter. Vinter… Je ne dirais pas que je ne l’ai jamais entendu. Pas associé à Victoria, en tout cas. De réputation, je sais que Vinter me dit quelque chose. Alors, les yeux fixés sur la demoiselle, je suis pris pour un temps d’une incapacité de réagir. Cillant encore une fois, je me demande si je ne me trompe pas. Eh bien, qu’elle embarque sur ma frégate si elle veut, elle est la bienvenue. Mais je ne suis toujours pas sûr de comprendre. J’en reste pantois, parait-il, ma main redescendant lentement de ma tête pour venir rejoindre mes bras ballants le long de mon corps. Je n’ai même pas trouvé quoi répondre.

À la réaction, ou plutôt à l'absence de réaction immédiate de Wood, Victoria arqua un sourcil. Il était clair que sa venue n'était pas vraiment prévue, mais la situation lui semblait différente de ses inspections du matin. Enfin bref. Accompagnée de Fisher, qui servirait à quelque chose pour une fois, et de Sanchez, un robuste gaillard, Victoria traversa la jonction de fortune qui avait été faite entre leurs deux navires et posa un pied sur la frégate du Capitaine Wood.

Un coup d’œil suffit à lui indiquer que l'équipage de Wood avait eu autant à faire que le sien, à la vue de leur organisation et de l'état global du navire. Elle ne leur en tiendrait pas rigueur, loin de là, sachant combien il était parfois difficile de passer des jours entiers sur une mer calme. Victoria ordonna à Fisher, qui était leur canonnier, d'aller s'assurer de l'état de l'armement du vaisseau, et ce même si Alvarez remettait quelque peu en doute son assiduité. De son côté, elle s'occupa de parcourir en long, en large et en travers le pont du navire, avant d'inspecter minutieusement les hommes formant l'équipage et qui s'étaient alignés pour l'occasion. Elle alla finalement retrouver James Wood.

"Bien, tout me semble en ordre. Toutefois..."

Le regard ambré de la jeune femme dévisagea l'homme qui se trouvait face à elle et dont l'attitude passablement passive ne semblait pas avoir évoluée depuis son arrivée.

"Quelque chose ne va pas, Capitaine ?"

James ne savait que dire. Qu’aurait-il pu répliquer ou faire face à cette jeune femme dont le simple nom le troublait à ce point ? En soit, ça n’était pas vraiment insensé qu’elle soit une Vinter et tienne de ce même amiral. Mais jamais il n’avait entendu parler d’elle. Aussi, cette visite, en plus d’être surprise, le surprenait doublement. Il resta alors calmement auprès de sa position initiale, observant les manœuvres se faisant. Jusqu’à ce qu’elle revienne à lui, en fait. Parce que ce moment où elle lui parla de nouveau fut la première véritable occasion qu’il eut de l’observer vraiment. Pouvait-il lui reconnaître des traits similaires à cet homme. Il n’avait pu l’apercevoir qu’une seule fois, chose que sa mémoire avait du mal à admettre. Mais…

«Je vais très bien, capitaine… Vinter. »

Seulement, il n’allait pas si bien que ça. Scrutant longuement son visage, il détailla ses traits féminins et zyeuta alentour. Un seul élément du décor le gênait réellement : ce gars accompagnant la femme. Dérangé par sa présence parce qu’il aurait aimé pouvoir s’entretenir seul avec elle, le leader de cette frégate britannique posa fermement les yeux sur elle.

«Néanmoins, je n’imaginais pas qu’il put y avoir d’autres Vinter. Ni qu’ils fussent si charmants. »

C’est là qu’il se pencha en avant, s’approcha d’elle et murmura à son oreille.

«J’aimerais vous parler seul à seul. Si cela ne vous ennuie pas. »


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Fisher vint rejoindre Sanchez qui se trouvait à côté d'elle alors que la Capitaine pouvait enfin entendre la voix de Wood. La jeune femme retint un soupir agacé alors qu'elle voyait déjà de quelle manière allait tourner la conversation. Fantastique. Voilà bien longtemps que l'ombre de son grand-père, entre autres choses, ne l'avait pas rattrapée.

"Je ne tiendrai pas compte des flatteries lors de la rédaction de mon rapport."

Sur ce, ses yeux quittèrent son interlocuteur après qu'il ait demandé à s'entretenir avec elle et se posèrent sur Sanchez et Fisher auprès desquels elle s'informa de leur prochaine destination, avant de reporter son attention sur James Wood après avoir fait signe à ses hommes de s'écarter de plusieurs mètres.

"Je vous écoute, Wood, mais essayez d'être bref, nous ne pouvons pas nous permettre de trop nous éterniser ici."

Victoria Vinter. Cette charmante blonde est donc ma supérieure. Elle est possiblement la fille ou petite-fille du célèbre officier de la marine. À moins qu’il ne s’agisse d’un nom d’emprunt, qu’elle se soit mariée ou… non. J’ai du mal à imaginer qu’il y en ait tant que ça de cette famille dans nos rangs. Je n’en ai jamais croisé qu’un. Néanmoins, l’inspection est déjà terminée, ce qui me permet de reprendre plus ou moins le contrôle. Sa remarque me laisse de marbre.
 

«Hmm… vous tenez absolument à parler ici ? »

 
Des choses me passent par la tête, mais il ne s’agit pas exclusivement de l’amiral son ascendant. Plutôt, la Marine elle-même me pousse à me poser des questions. Donc, soit elle pourrait y répondre, soit j’aurais là l’occasion de partager mon point de vue. Avoir affaire à une femme est une bonne chose. Cela m’offrira un avantage. Si je l’éloigne de ses accompagnateurs, évidemment. Il faut que je parvienne à l’avoir plus ou moins dans ma poche pour agir comme il convient.
 

«Je n’ai rien contre vos hommes, mais ce que j’ai à vous dire n’a vraiment pas besoin d’être ébruité. En tant qu’officier dépendant de vous, je crois avoir droit de vous solliciter si besoin est. Non ?»

 
Je me suis légèrement approché d’elle, au point de pouvoir susurrer à son oreille en finissant. Calmement, je jette un œil autour de moi, notamment à ses hommes envers qui je me montre pour le moins méfiant. Ce n’est pas tous les jours que j’ai un autre capitaine avec qui échanger. Surtout au vu de la situation actuelle. L’observation de mon navire n’a sûrement rien à voir là-dedans, mais je sais qu’une telle occasion ne pourra être saisie de sitôt. C’est pour cela que j’ai la main à sa manche et la tiens discrètement. J’insiste modestement, disons…
 

Croisant les bras, Victoria patienta, irritée sans le montrer. Levant les yeux au ciel, elle se concentra un instant sur un point invisible entre deux nuages avant de finalement reporter son attention sur l'homme qui lui faisait face et qui était bien trop proche à son goût.

"Vous avez raison, Wood, vous dépendez de moi. Mais soit, je vais vous épargner la peine de devoir murmurer à mon oreille. Suivez-moi."

La Capitaine tourna les talons et se dirigea tout naturellement vers son propre navire, lieu qui lui semblait évidemment idéal, s'assurant que le Capitaine Wood avait bien compris qu'à l'instant présent il devait la suivre et s'y plier. Fisher et Sanchez les suivirent et, une fois sur la frégate de Victoria, retournèrent vaquer à leurs occupations habituelles alors que la Capitaine ouvrait la porte de bois de son bureau et prenait place derrière le large meuble qui y trônait, invitant l'Officier à l'imiter. La jeune femme croisa de nouveau les bras et se laissa reposer au fond de son fauteuil, ses yeux d'ambre fixant le visage de l'homme.

"Encore une fois, Wood, je vous écoute."

Il est vrai que, face à cette femme, je me serais plus attendu à un entretien hors-cadre qu’à ce genre de discussion. Mais les circonstances étant ce qu’elles sont, je ne devais probablement pas avoir grand-chose à gagner en m’approchant d’elle et jouant les gentils garçons. Elle se moquait visiblement que ses yeux m’aient éblouis et que l’étrange fait qu’elle soit de la famille de l’Amiral du même nom me déconcertait. Certes, j’appréciais qu’elle se préoccupât un peu de mon sort, mais tout ceci restait incroyablement formel. Tant pis. Allons-y pour la suivre et me retrouver en terrain hostile. Comment ça se passe quand des types sont sous le commandement d’une femme ? Je veux dire, ils l’acceptent et tombent raides dingues d’elle ? J’aimerais bien le leur demander. Et si la jeune femme officier était laide, est-ce qu’ils la dédaigneraient, au prix d’une rébellion ?
Marcher toutefois, suivant sans broncher, je zyeute un peu partout avant d’accéder à la cabine. Mes yeux doivent enregistrer tout un tas de données. C’est effarant tout ce que l’on peut voir ici. C’est, dans le fond… très sobre et standardisé. Je suis un peu déçu. Comme si la Marine avait décidé de mettre toutes ses frégates sur un même pied d’égalité. Je suis désolé, mais la mienne en vaut mille, héhé !
 

«Bon, eh bien… merci pour l’invitation. »

 
Je tourne un peu à l’intérieur, je scrute, je consulte tout ce qu’il y a à voir. Les bras croisés, je finis mon regard ancré dans le sien.
 

«J’ai des informations concernant le Sloop William et la Marine espagnole de Santa Rosalia. Laquelle des deux voulez-vous que je partage ? »

 
Un petit sourire pour jouer un peu, et le tour est joué.
 

Le temps qu'il se décide à prendre la parole, Victoria l'avait passé à observer gestes et attitude de son interlocuteur. Lassée, elle s'intéressa ensuite à la carte dépliée face à elle sur laquelle, une plume à la main, elle indiqua qu'ils avaient bien trouvé le vaisseau de James Wood à la position convenue, avant de tracer une ligne en direction de leur prochaine destination, plus au nord. Elle venait de l'achever lorsqu'elle releva les yeux sur l'homme qui lui faisait face.

"Le Sloop William ?"

La Capitaine resta un instant silencieuse, le regard perdu dans la contemplation de la plume qu'elle tenait entre ses doigts. Finalement, elle se saisit de papier utilisable et commença à y griffonner quelques lignes penchées et bouclées, avant de reprendre la parole.

"Dites-m'en plus, Wood."

La jeune femme – j’ignore son âge mais gagerais qu’elle est plus jeune que moi – me semble être une vraie perle. Droite, assez stricte de parole et d’allure, sans un propos de trop mais d’une ouverture qui me permet de lui parler, elle n’est pas à prendre sans pincette. Je dois faire attention à moi, il ne faudrait pas que ma personnalité ne déborde de trop et soit mal interprétée. Face à elle, je n’ai pas grand-chose à manigancer, de toute façon, il me semble.
Je devrais plutôt être franc. Donc premièrement, j’approche de son bureau et l’observe. Deuxièmement, alors qu’elle m’en a demandé plus, je pose un doigt sur la carte. Tortuga, évidemment, pour commencer.

« Le William était ici il y a trois jours. Et maintenant, il est…»

Je prends le temps, comme si je ménageais mon effet. Souriant, je laisse mon doigt glisser sur la carte.

« En ce moment, il doit être ici. »

Au milieu des eaux, approximativement entre l’île aux Pirates et un archipel. C’est là que je relève les yeux vers ma supérieure, me demandant si je vais croiser son regard où s’il s’agit purement et simplement d’un automatique. Si elle n’est pas déplaisante, son attitude tient quand même d’une pure bureaucrate. J’ai entendu des histoires de vaudous, à ce sujet, avec des zombies privés de leurs âmes et… je m’égare.

« D’ici deux jours, il devrait être ici. Puis repartir de ce côté si tout se déroule comme prévu. Il suit généralement des itinéraires bien établis, laisse peu de place au hasard et ne fait pas dans la dentelle.

Bon nombre d’îles risquent de voir le Sloop William, fleuron de la piraterie féminine, longer leurs côtes dans les jours à venir. Je me redresse donc légèrement et esquisse un sourire pour cette charmante capitaine.

Victoria laissa dériver ses yeux sur l'itinéraire qu'indiquait James sur la carte, prenant parfois quelques secondes pour tracer quelques annotations bouclées sur celle-ci ainsi que sur le papier qu'elle avait commencé à noircir quelques instants plus tôt. La Capitaine reprit la parole, les yeux rivés sur les îles dessinées sur la large carte.

"Je vois... Intéressant."

Après un instant d'un silence figé, Victoria acheva finalement de compléter les dernières lignes de ce qui serait la première partie de son rapport, avant de relever les yeux et de reporter son attention sur son interlocuteur.

"Autre chose à ce sujet ?"

Ou n'importe quel autre, après tout.

Je ne sais que faire de mieux. Il est vrai que je sais des choses sur le Sloop William et peux à peu près déterminer sa position, d’abord ce que me raconte ma correspondante à bord et la fréquence de ses écrits. Mais tout de même, ce ne sera pas forcément suffisant pour la jeune femme. Elle a l’air tellement concentrée sur autre chose et si loin d’être intéressée par une discussion avec moi que je me sens finalement étranger ici. J’ai beau tourner un peu, faire quelques pas, observer le décor, croiser les bras et détailler un peu le tout, ça ne suffira pas à faire durer cet entretien. J’ignorais l’existence de cette marine, mais elle n’a pas l’air d’être le genre de personne à qui il convient de s’attacher.

« Si je vous dis que j’ai eu affaire à Molly Rainworth, ça vous intéresse ? »

Demandais-je sans plus la regarder, les yeux posés sur un bibelot qui traîne par là et semble m’occuper autant que cette conversation.

« D’ailleurs, en parlant de Rainworth, est-ce qu’il existe un lien entre elle et ce fameux vice-amiral du même nom ? »

Une brève œillade dans sa direction. Je repose ce que j’ai pris sur un de ses meubles et continue ma ronde.

« Et quitte à se perdre en bavardages. Vous êtes de la famille de l’amiral, n’est-ce pas ? »

Je lève les yeux vers elle et approche de son bureau. Pianotant calmement dessus, j’attends une réponse, qui viendra ou non. Qu’importe, en fait.

Victoria avait entre temps commencé à plier avec soin la feuille sur laquelle elle venait de terminer d'écrire, mais les mots de James la coupèrent dans son élan.

"C'est une bonne chose que vous soyez encore là pour en parler. Vous me semblez être un élément compétent et précieux."

Après tout, à ses yeux, bien peu d'hommes et de femmes portaient haut les couleurs de la Marine, il serait dommage d'en plus les perdre. Ceci dit, elle termina finalement son geste avant d'entreprendre de répondre à la première question de l'homme.

"De ce que je sais, il semblerait qu'Anthony et Molly Rainworth soient frère et sœur. Fort heureusement, cela n'enlève rien aux compétences du vice-amiral."

La Capitaine croisa les bras et esquissa un léger sourire à la deuxième question de son interlocuteur, qu'elle voyait venir depuis le début.

"Eh bien Wood, l'arbre généalogique de vos collègues semble beaucoup vous intéresser ! Mais pour répondre à votre question, James Vinter est mon grand-père."

Et ce n'était pas toujours un lien de parenté simple à avoir.

Ah, ça y est, je crois qu’elle va me répondre. Aurait-elle enfin fini sa paperasse pour daigner s’intéresser un peu plus à moi ? Je penche légèrement la tête et écoute sa réponse. Il semblerait que je gagne un point dans son estime par le simple fait d’être vivant, bien. Je peux donc me rengorger de fierté lui offrir un petit sourire. Autant me permettre alors de l’observer un peu plus et de détailler son visage entouré d’une blonde chevelure. Le jeu est de trouver son âge, vu qu’elle m’a fourni d’autres renseignements. Enfin, je peux lui donner mon avis tout de même.

« Il faut bien que je m’y intéresse, ma propre famille est tellement dénuée d’intérêt dans ce domaine. Hormis mon père, peut-être, mais bon…»

Pas besoin d’en raconter des masses. Je me contente aisément de ça et croise les bras, prenant soudain un peu trop d’aise. Je m’assied sur le rebord de son bureau, de trois-quarts face à elle et plissant les yeux pour songer.

« En même temps, les fratries causent bien des rivalités. Les histoires de gamins qui grandissent à l’ombre de leur famille, de guerres qui déchirent tout le monde, de piraterie qui n’en fini jamais…»

Je toussote un peu et tourne de nouveau mes pupilles dans les siennes.

« Qu’est-ce que vous pensez de la Marine ? Réellement, je veux dire. Vous avez l’air jeune, sympathique… et votre grand-père porte le même nom que moi.»

Aucun rapport, mais tant pis. Elle pourrait en voir un et rebondir dessus. Moi, je souris, c’est tout ce qui compte.

Victoria écouta attentivement la réponse de James, haussant simplement les épaules en guise de réponse à l'évocation des problèmes des fratries. Après tout, du côté familial, la jeune femme n'avait pas vraiment de problèmes, sa seule famille étant l'ancien Amiral. Elle se perdit l'espace d'une seconde dans ses pensées, s'imaginant, comme elle le faisait parfois, comment aurait pu être sa vie en ayant ses deux parents. Des idées qu'elle ôta bien vite de sa tête car inutiles, et surtout car la suite des paroles de l'Officier l'intéressait bien plus puisqu'elle était, cette fois, capable de fournir une réponse.

"J'en pense que la Marine devait bien plus correspondre à mes valeurs à l'époque où mon grand-père y officiait encore. Évidemment, mon objectivité laisse certainement à désirer puisque mes valeurs viennent justement de son enseignement. Toutefois, les faits me font dire qu'il est bien difficile de combattre les forbans qui écument nos eaux si les hommes et les femmes qui composent nos rangs sont bien pires que nos ennemis."

Victoria soupira, repensant au passage au cas de l'Officier Grévy.

"Ceci dit, ne me faites pas changer d'avis sur vous et utilisez les chaises comme tout le monde, Wood."

La jeune femme parvint à esquisser un nouveau sourire, bien qu'aussi pâle et léger -ce qui était de toute façon chez-elle une habitude- que le précédent, malgré le cafard que venaient de lui donner ces sombres pensées à propos de la Marine.

Je ne mentirais pas en disant que cette jeune femme m’intrigue. Elle est intéressante et son délicat sourire n’est pas pour me déplaire. Ce mélange de subtilité et de sympathique franchise me laisse à penser qu’il y a encore de bonnes personnes dans la Marine. Elle en fait inévitablement partie et c’est pourquoi j’ai jugé important de me tenir proche d’elle, d’essayer d’apprendre à la connaitre et… on verra pour la suite. Pour l’instant, penché, assis sur son bureau, un coude sur la jambe et mon menton dans la main, je l’écoute. Jusqu’à ce qu’elle me parle de moi, finalement. C’est marrant, ça, de parler de moi. C’est d’une rareté.
Me levant, dans un sourire plus grand que le sien mais non plus véritable, je quitte le bord pour attraper une chaise. Mais sans répondre obligatoirement aux conventions, je la mets à l’envers, m’assois pour croiser mes bras sur le dossier et ma tête sur ceux-ci. Les yeux levés vers l’officier, je l’observe longuement.

« Je comprends bien que l’état actuel de la Marine vous dérange. Mais y a-t-il seulement quelque chose que je puisse faire pour vous ? À ce sujet ou à un autre. »

Ne bougeant plus pendant un moment, mon regard cherchant à s’accrocher au sien, je commence à me demander s’il n’y a pas vraiment un détail en particulier pour rendre cette blonde aussi stricte, sans doute avec elle-même avant tout le reste. Je pince des lèvres, fais la moue et prends une inspiration.

« Je suis à votre service, capitaine… Victoria. »

"Si vous tenez vraiment à faire quelque chose pour moi, eh bien vous pouvez déjà continuer à faire du bon travail, vous et vos hommes, Capitaine Wood."

Lors de l'inspection, elle avait pu se faire une idée de l'ambiance qui régnait sur le navire de James Wood, et c'est une des choses qui lui faisaient dire qu'il s'agissait d'un homme précieux au sein de la Marine. Pour ce qui était du futur de leur institution... seul l'avenir pourrait bien leur dire ce qui arriverait, malheureusement. Victoria était bien consciente qu'actuellement, aussi fortes puissent être ses convictions, elle ne pouvait absolument rien faire, soutenue ou non. Elle soupira et pesta intérieurement, un peu contre tout et tout le monde. Instinctivement, ses yeux se posèrent ensuite sur l'horloge qui se trouvait plus loin. À la vue de l'heure qu'indiquaient les aiguilles, la Capitaine se leva d'un coup, quittant son fauteuil.

"Bien, Wood, veuillez m'excuser. M'entretenir avec vous aura été très plaisant et je serai ravie de réitérer cette expérience à l'avenir, mais nous allons devoir reprendre notre route si nous voulons revenir à Santa Rosalia d'ici demain. De nombreux autres navires attendent ma visite."

Elle le salua après l'avoir raccompagné et gratifié d'un "Au plaisir." et s'en alla directement ordonner à ses hommes de mettre le cap en direction du prochain navire sur leur liste.

Eh bien, il allait falloir prendre congé. La capitaine avait fait son choix, m’avait plus ou moins congratulé, mais ça s’arrêterait là. J’imagine qu’en continuant à être moi-même et faisait régner l’ordre à ma manière, ça irait. Je ne serais pas sans la revoir. Pour l’instant, le temps manquait, tout simplement. Alors souriant légèrement, je m’inclinais après m’être levé également et gagnais la porte.

« Bon courage, capitaine. Prenez soin de vous. Et si vous avez besoin, n’hésitez pas. »

Déjà de dos, après un dernier regard, je lui adressais un signe de la main pour partir. Sur le pont, l’agitation était à son comble. Pas de regards de reproche de la part de ses hommes. Il ne s’était rien passé qui porte à confusion. Okay. L’heure de partir. Sautant sur mon navire, dans une grande exclamation, je sollicitais l’entièreté de ma frégate. Et à coup de grands cris, nous étions repartis vers de nouveaux horizons.