« Turtle Island right ahead ! »

Lentement, mes yeux s’ouvraient. Une main pleine de doigts habiles venait saisir le couvre-chef obscurcissant ma vue, m’exposant ainsi irrémédiablement à l’agressivité d’un puissant soleil. Mais que pouvais-je dire, sinon à cette vigie de fermer sa gueule ? Ce n’est pas comme ça, en hurlant à qui veut l’entendre, que l’île de la Tortuga est en vue, que l’on va se faire des amis. N’oublions pas que cet endroit est un fameux repaire de pirates et que ces derniers n’apprécient pas beaucoup la Marine. Ce qui est réciproque, bien évidemment.
Dans tous les cas, faisant claquer ma langue d’agacement, je me levais pour saisir ma longue vue. Effectivement, l’île était là. Et au nord de cette dernière, là où nous nous dirigions lentement, de rocailleuses silhouettes se profilent. Une arche de pierre, des flux et reflux de marée, quelques méchants tourbillons. L’endroit n’est pas accessible à notre embarcation mais nous en approcherons le plus possible.

«Ce document vient du quartier général de la Marine britannique et m’a été confié en main propre, Ed’. Il ne doit absolument pas tomber entre de mauvaises mains. Tu vois ce que je veux dire ? »

Racontais-je à mon second sur ce navire. Après avoir reposé la longue vue, je dépliais une grande carte faite sur un papier marqué par le temps. C’est ce que l’on appelle, dans le jargon, une carte au trésor. Des côtes dessinées, de vagues noms, des indications par-ci, par-là. J’en étais sûr, la richesse du légendaire Henry Avery, pirate et pillard du Grand Moghol, se trouvait dans le coin. Ce drôle de personnage aurait soi-disant traité avec les espagnols, dans le temps, ce qui ne fait qu’aggraver mon écœurement pour sa personne. Mais le trésor, lui, m’intéresse et tente bien l’Empire que je sers. Alors, allons-y. Notre bateau restait maintenant ancré à deux cents mètres du rivage. Une embarcation à rame mise à flots, trois hommes avec moi, j’allais accomplir cette glorieuse destinée, retrouver le fameux butin longtemps cru disparu, et peut-être inexistant. Quel panache !

À quatre sur la barque, nous voguions lentement. Fort heureux de n’avoir pas à ramer de mon côté, je laisse ça à Tim et Skelet. Ces braves gars n’ont qu’à remuer un peu les bras en cadence pour lutter contre les vagues et la marée. Rien de bien méchant, quand on voit ce qu’on a traversé et ce qu’il y a au bout du chemin. Debout sur le bord de l’embarcation, je croise alors les bras et regarde droit devant. Là-bas, derrière cette crique, où se trouve probablement la grotte au fameux trésor, c’est là que je regarde. Ma main en pare-soleil, je scrute l’horizon et plisse les yeux. Sans doute devrons-nous passer des rochers escarpés et… ça ne prendra pas bien longtemps.
Déjà, nous accostons. Lorsque l’embarcation heurte la côte, je tangue dangereusement mais saute sur les galets. Dans cent mètres, nous serons sous l’arche, à l’abri de la lumière naturelle. Là-dessous, peut-être nous faudra t-il un nouvel éclairage. J’y songerai une fois sur place. De toute façon, nous avons ce qu’il faut dans la barque. Des torches, de l’alcool, des chiffons secs, du cordage… tout est là. Sauf que je ne vois rien pour allumer l’engin. J’ai beau chercher, froncer les sourcils en longeant les rebords escarpés et me protégeant ces récifs, ne me vient qu’une seule idée. Pistolet. Mon arme. C’est avec ça qu’il faut allumer la torche, une fois dans l’entrée de la caverne. Je n’ai pas le choix. Ed’, Tim et l’autre me regardent. Je dégaine, enclenche le clic, zyeute autour et de moi et…

« Bang ! »

La detonation part, monstrueuse. Elle déchire le silence de ce lieu et nous allume le brasier. La poudre s’enflamme. Nous voyons. Je vois. C’est calme et étonnamment glauque. Je crois qu’il est temps de fouiner. La carte s’ouvre dans mes mains. Par là…

On avance. Je ne suis pas en tête mais je suis d’assez près. Ed’ est un grand gars et le fait qu’il porte la torche bien haut éclaire mieux. De chaque côté de ma personne, les gars scrutent le sol, les murs, regardent au plafond. Je ne sais pas trop où nous allons, mais on y va, c’est sûr. D’ailleurs, à un moment, j’interpelle le premier et lui dit de s’arrêter. Faut que je scrute cette maudite carte. Ici… là… par là… hmm… Logiquement, le coffre – ou ce qui contient le butin – devrait se trouver au fond d’une crevasse souterraine, à un niveau inférieur. Ce n’est pas spécialement engageant, c’est vrai. Mais il faut bien vivre et avancer, au risque d’aller à l’encontre de ses convictions premières. Je replie donc la carte, la range dans ma poche et relance notre marche.
 

«Là-bas.

 
Un de mes gars a cru voir quelque chose. Je plisse les yeux, me préoccupe tantôt du sol irrégulier, tantôt de chercher à comprendre ce qu’il a vu. Mais comment dire… il me semble distinguer une forme qui n’a rien d’humain. C’est vague, c’est… non, ce n’est pas ça. Dans la pénombre, en dépit de la difficulté, je réalise qu’il y a là deux individus. Un plus grand, face à nous, immobile. Je ne reconnais pas ses traits, l’obscurité m’en empêche. De toute façon, je suis sûr de ne pas le connaitre. Seulement, derrière lui se trouve autre chose. Quelqu’un, plutôt. Mais qui ? Je n’en sais rien et personne n’en a idée. La main sur mon arme, rechargée et remise à ma ceinture, je n’avance plus. N’étions-nous pas censés être seuls sur cette île ? Du moins sur ce rocher ? À moins que cette caverne n’héberge des sans-abris ou gamins de passage. Quoi qu’il en soit, nous faisons face à cette drôle d’apparition. Mes doigts se resserrent sur la crosse. L’autre approche de ma poche contenant la carte. Je n’aime pas quand tout doit se jouer maintenant. Pourtant, c’est bel et bien le cas. Le statu quo s’installe.
 

À partir du moment où je la reconnais, tout va très vite. Pourtant, le hasard – ou la chance – à beaucoup joué dans cette triste opération. Si la détonation n’avait pas atteinte un de mes gars, je crois que c’aurait été pour moi. La demoiselle n’est pas forcément une tireuse d’exception.
C’est au coup de feu que je l’ai reconnue, toutefois. Si le type est un illustre inconnu, elle m’est assez familière. Les flammes et l’explosion de la poudre dans son arme m’ont laissé apercevoir sa blondeur. Je ne vois encore ses yeux mais imagine leur couleur agressive. La dernière fois, ils étaient le plus calme possible mais dénotaient une tension. Que serait-ce, cette fois-ci ? La fureur ? L’attaque qui cherche à tuer ?

Alors qu’elle me saute dessus, je m’aperçois que celui qui l’accompagne va également jouer au con. Ce n’est pas bon. Nous ne sommes déjà plus que trois contre deux, espérant que ça ne s’envenime pas. Je serre les dents pour envoyer Ed’ à couvert d’un cri étouffé puis reçoit l’assaut de cette charmante personne. Notre troisième homme est déjà aux prises de l’autre adversaire. C’est bien ça que je ne pige pas. Il va falloir que je m’occupe de retourner la situation. Si mon second gère plutôt bien et va s’occuper de l’inconnu pour le moment, je crains qu’il ne me faille en terminer vite avec la fille.

 

«Tiens, mais qui voilà… moi, faire du mal à Jules ? Cette gentille petite est plus heureuse qu’elle ne l’a jamais été, entre ses nuits dans mon lit et ses journées sous le bureau… »

 
Je souris mais les coups d’épée que je reçois ne m’amusent pas vraiment. Effectivement, je la provoque et espère bien la faire perdre son calme. Evidemment, je bloque ses tentatives de me faire perdre la vie. Pourtant, le plus dur est encore à faire. Mon braquemart est une arme que j’affectionne, mais pas au point d’en faire celle de prédilection. Je n’ai pas tiré quand j’en ai eu l’occasion, je devrais peut-être le faire maintenant. Sauf que je recule dans ce combat. L’essouffler serait le meilleur moyen de vaincre et de gagner du temps.
 

«Qui est ce type ? L’invincible armada des légendaires pirates féminines du Sloop William aurait-elle enfin été souillée et soumise par les hommes ? »

 
Lui demandais-je, souhaitant jouer de sa patience sans chercher à contre-attaquer.
 

Je ne pense pas pouvoir gagner en agissant ainsi. La violence est certes le dernier refuge de l’incompétence, mais il est vrai que les mots parent rarement les coups d’épée envoyés en travers de la face. Là, par exemple, si je m’étais contenté d’être un beau parleur, cette blondasse m’aurait taillé en pièce. Elle se serait faite un plaisir de venger sa pseudo camarade qui n’a certainement pas besoin de ça et n’aura probablement jamais été mieux traité par quelqu’un que par moi. Je suis loin d’avoir été le diable avec elle. Certes, j’ai tenté de la manipuler. Et alors ? Quel mal y a-t-il à cela ? Ils sont des pirates, non ? Ils doivent comprendre les enjeux. ILS représentent le côté obscur, pas moi.
 

« Oh, je retrouve ta jolie petite voix de gamine. Il ne manque plus que toi à ma collection, tu sais ? »

 
Lorsque le type, là-bas, a crié, j’ai continué à me défendre mollement mais n’ai pas fait grand-chose de plus que finalement baisser ma lame. La gardant en main, attentif à l’évolution du contexte, j’observe alternativement les deux. Enfin, les deux et demi puisqu’Ed existe encore plus ou moins. Sauf qu’il n’a plus vraiment d’espoir, me semble t-il. Ce malade, j’ignore qui il est, mais il a défoncé mon second.
 

« Au lieu d’essayer de vous mettre la Marine à dos, je crois que vous devriez plutôt vous poser la question suivante : à combien s’élève la prime sur la tête de cette charmante tête blonde ? »

 
Dis-je au blond, ne le regardant qu’en coin pour ne pas quitter Rosie des yeux, mais aussi pour lui montrer qu’il ne m’intéresse pas vraiment. J’ai, pour ma part, amplement de quoi repartir d’ici, voire de plomber la cervelle de cette imbécile qui a osé m’attaquer. Mais le trésor que je cherche est ici. C’est d’ailleurs étonnant que la Marine n’ait pas été la seule à savoir pour cela. Je soupire un peu et pointe la femme de mon arme blanche, la menaçant au niveau du visage, sans pour autant faire un pas.
 

« Une attaque comme celle que vous venez de perpétrer contre des hommes et officiers de la couronne britannique pourrait vous couter à tous deux la prison à vie. Or, monsieur, je vous offre la liberté et tout ce qui s’ensuit à la condition que vous me laissiez accomplir ma tâche sans avoir besoin d’ameuter le reste de la flotte… »

 
Me vient un superbe sourire en coin et une œillade pour Ed’. Le pauvre Ed’. Je crois bien que sa dernière heure est arrivée.
 

« Il n’y aura, de toute façon, pas de témoin de ce combat. La blonde les a tué, n’est-ce pas. Tous les… trois.»

 
 

La situation n’est pas la meilleure, mais je n’ai pas grand-chose à craindre. En tout cas, c’est ce qu’il me semble. Deux contre un, c’est un peu triste, mais je m’en sortirai. Ce n’est jamais qu’une « faible » femme et un civil. Que peuvent-ils faire contre moi ? Je n’ai jamais perdu contre des pirates. Ni contre personne. Et ça, c’est lié à mon honneur et à ce sens du devoir irréprochable. En fait, je ne supporte absolument pas de jeter l’éponge. Je suis un gars comme ça. Les défis, je les relève, et j’emmerde la fatalité. Tant qu’il est possible de lutter contre le destin, qu’il peut dépendre de moi, je le ferai.
Aussi, les paroles de ce gars m’amusent plus qu’autre chose. Je ne lui ferai pas le plaisir de répondre. Ce serait trop facile pour lui. Il a l’air de s’y connaître en primes. Très bien. Je me concentre sur Rosie et songe au stratagème le plus efficace pour la suite de cette histoire. Ça ne peut pas échouer. Volontairement, je relâche donc mon attention une fraction de seconde quand je la sens prête et me laisse avoir. J’ai beau avoir ma lame en main, je la laisse tomber au sol en jetant un coup d’œil à cette fille qui est venue dans mon dos. Elle me maîtrise, et je dois bien avouer qu’elle fait ça bien. Mais à quoi bon ? Prendra t-elle le risque de me tuer si je détiens Jules ? Quelle idiote de me menacer en présence d’un tiers. Même elle doit veiller à ce que ce gars-là ne commette pas d’imprudence. Nul n’est tout blanc ou tout noir dans ce monde.
 

 « Hmm… je te félicite, ma chère blondinette… Tu es plus douée que ce à quoi je m’attendais. Mais songe un peu à ce qu’il pourrait arriver à ta petite copine si tu jouais à la méchante. J’ai besoin de mes doigts et tu aimerais certainement que cette chère Jules te sois remise avec chacun des siens également. »

 
Je dis ça mais approche quand même ma main, comme elle me l’a recommandé. Je ne veux pas mettre cette pirate en colère. Elle l’est déjà bien assez. Ce qui compte, c’est surtout de parvenir à lui faire entendre raison. Ce type-là me gêne. Je murmure à Rosie.
 

« Je possède deux choses qui t’intéressent. Il y a un trésor sur cette île et c’est cela que ce blond recherche. Il n’a pas parcouru tout ce chemin pour nous voir, toi et moi, le prendre à sa place. Alors prends donc dans ce qu’il y a dans ma poche et reconsidère ma proposition. Je t’offre l’or et ta camarade si tu prends la vie de ce civil et accepte que nous posions ensuite chacun les armes. »

 
À peine ai-je fini de prononcer ces mots qu’une voix retentit dans la caverne, à une cinquantaine de mètres de là :
 

  « Capitaine Wood ! »

 
Je reconnais immédiatement celle-ci et ne peux m’empêcher de soupirer. Juste quand je suis en train de négocier… Il a du se passer quelque chose du côté de notre navire. Même si je n’arrive à les voir, ils sont au moins une vingtaine de marines en provenance de l’embarcation…
 

Je perds de ma crédibilité et c’est dommage. Et en plus, ce type qui s’occupe de moi-même quand je l’ignore se permet de me débarrasser de mes armes. Ça, je n’aime pas. Je lui règlerais bien son compte, pour la peine, même si ce n’est assurément pas le moment d’y croire. Je me contente d’esquisser un léger sourire. Ce n’est pas comme si j’avais perdu ou que la situation allait subitement tourner en ma défaveur. On dirait bien que ces gamins-là ignore  qui je suis et ce qu’est la Marine. Ils doivent se référer à cette stupide image populaire d’une armée de pacotille qui martyrise le peuple et se tient au-dessus des lois. Ils ont tout faux, quand on y regarde bien. Je n’ai jamais rien vu de mieux organisé que cette structure dans laquelle j’évolue depuis près de vingt ans. Nous avons défait les espagnols, les français et autres européens au cours du siècle dernier parce que notre empire est fort. Et si les gens sont heureux dans les Caraïbes, ce n’est certes pas grâce à ces bandes de pirates idéalisés et encore perçus comme des Robins des Bois modernes.

« Ils ne s’en iront pas. Chacun de ces hommes tire mieux que vous deux réunis et ils ne vont certainement pas s’arrêter parce que je suis entre vos paluches crasseuses. »

Trop souvent, j’ai le couteau sous la gorge. Il va falloir que je prenne des mesures pour arrêter d’avoir à négocier sans cesse. J’en ai ma claque de ces héros de pacotille qui s’imaginent pouvoir tout contrôler sous prétexte d’avoir une arme à la main. Ils se sentent surpuissants et ce sentiment m’exaspère. Je soupire donc, porte mes mains à hauteur de mes yeux pour voir le sang suinter doucement et fixe Rosie.

« La seule raison pouvant excuser que tu es en vie, c’est mon autorité. On a tous besoin d’un rival, d’un adversaire ou d’un peu de défi. Tu traquer aurait pu être marrant. Mais là, vous avez la Marine face à vous. Un rouleau-compresseur. Ils ne vont pas s’arrêter pour un homme. Celui qui dirige leurs troupes est maintenant de l’autre côté de ces mousquets qui se tendent vers vous.»

Un simple petit speech. À l’heure actuelle, je ne peux rien faire de plus. Je ne crierai rien à mes troupes puisqu’elles obéissent au principe que j’ai dicté il y a bien longtemps. Le leader n’est leader que lorsqu’il a les moyens de l’être. Je suis un otage. Rien qui ne résiste longuement aux balles.

« Courez pour vos vies. Nous aurons sûrement le plaisir de nous retrouver très bientôt, mademoiselle la pirate et…»

Je ne termine pas ma phrase. Ce type m’ennuie avec ses allures de pantin qui gigote et sors de belles phrases juste pour me contrer. Son seul argument est la lame sous ma gorge. Sa seule chance de se sortir de là est de la retirer pour vite se planquer dans les roches de cette caverne. Car déjà, les explosions de poudre projettent un feu nourri. Nous sommes pris pour cible. La caverne sera investie d’ici-peu. C’est une certitude.