Pluie et glissades [James Wood]

Des litres d’eau tombaient depuis le matin sur Santa Rosalia. Luana était restée le nez collé à la fenêtre pendant un long moment, à observer les gouttelettes couler le long de la gouttière. Elle avait un besoin d’air frais, et toute cette eau la frustrait. Sa joie à l’idée d’une petite sortie matinale s’était à présent transformée en air maussade, qu’elle affichait effrontément.

Cela faisait plusieurs bonnes dizaines de minutes qu’elle observait l’extérieur lorsque le ciel s’éclaircit et la pluie diminua. Voyant là le signe tant attendu, elle enfila une veste, ses chaussures et sortit affronter le temps.

Elle marcha sur quelques mètres avant que la pluie ne reprenne de plus belle. Ainsi, lorsque la jeune fille arriva en ville, bien déterminer à ne pas céder aux caprices du temps, elle était tout bonnement trempée. Trempée, mais contente. Elle affichait un sourire béat, tout en regardant les rues quasiment vides qui l’entouraient.

Lorsqu’elle arriva sur la place publique transformée en désert, elle fut même choquée de voir un tel spectacle. De grandes flaques avaient élu domicile de ci de là, transformant le sol en terrain miné. Glissant, le dallage fit déraper la jeune fille sur quelques mètres. Trouvant alors l’activité fort amusante, elle réitéra l’opération.

S’il prenait donc l’envie à une quelconque personne de sortir et de se rendre sur la place publique, il y trouverait une jeune fille attelée à sauter dans les flaque et à glisser sur les dalles formant la place. Normal.

Opération à quai. Mission de surveillance. Dans les rues de la ville, je rôde, équipé d’une petite patrouille d’hommes. Je vais d’allée en allée, de place en place. Je scrute les fenêtres et balcons sous lesquels nous passons. Pas de menace en vue pour le moment. C’est bien. En remarque, il flotte, j’imagine que ça limite. Tout se fait en douce, par ce temps. En sous-main. S’il devait arriver quelque chose, ça n’arriverait pas devant mes yeux. D’où la nécessité d’être doublement vigilant. Avec ce ciel sombre et la nuit qui tombe, je ne m’attends pas à tomber sur quiconque à moins de tendre l’oreille et d’affuter mon regard. Pareil pour ma troupe.
La tête dans les épaules, la crinière trempée, mes cheveux collants aux tempes, je m’arrêtais sur la grand place de Santa Rosalia. La pluie battante assombrissait plus encore mes traits. Si j’avais pu être en colère, nul doute que je l’aurais été. Sauf que ceci n’était qu’une inspection de routine dans cette ville ô combien détestée. J’observais alors, silencieux, le spectacle s’offrant à moi, à nous. Qu’est-ce que c’était que ce bordel ? Les mains dans les poches de ma veste, respirant lentement mais lourdement, je vois ce qu’il se passe mais ne comprends pas bien. Les types qui m’accompagnent se déploient auprès de moi, deux de chaque côté, pour finalement former une ligne qui regarde. Nous cinq, nous restons à zyeuter cette étrange femme qui se vautre dans la flotte. Encore une superbe journée…

«Rentrez chez vous ! Ordre de la Marine Impériale.»

Je m’étais mis à crier. Seul à avoir quitté l’alignement et à avoir fait quelques pas dans sa direction, c’est à deux mètres d’elle à peine que je criais à son attention. Sous une pluie aussi drue, comment faire autrement, de toute façon ? Comme frigorifié, arborant toujours mon air mécontent, je fixais cette pauvre folle pour appuyer mes propos. Je n’aimais voir ce genre de démonstration et la situation en elle-même m’exaspérer. Pour éviter de perdre du temps, autant la renvoyer chez elle. Et fissa !

S'amusant comme une folle, Luana n'avait absolument pas remarqué l'apparition de la marine, et encore moins que celle-ci s'était approchée. Elle continuait son spectacle, tournoyant sur elle-même et se mouillant encore plus, si cela était possible.

Elle sauta à reculons dans une flaque lorsqu'un cris retentit, dans son dos, tout prêt. Peut-être un peu trop prêt. Les pieds dans l'eau, elle se retourna lentement pour faire face à un Homme. Elle venait de lui arroser encore un peu plus les pieds.
Bien que cela ne changea pas grand chose, elle marmonna tout de même un petit "Désolée" en esquissant un sourire contrit.
Il avait l'air peu commode de ceux que l'on vient de contrarier. Oups.

"J’espère que je vous ai pas trop mouillé..."

Des paroles bien creuses vu la situation. Bien entendu qu'il était mouillé.
Elle se sentit quelque peu bécasse, là, à le regarder, avec le mur de Marines derrière lui.

Elle était réellement censée rentrer chez elle ?

"Il se passe quoi pour qu'il y ait autant de marines dans les rues?"

Une simple question quelque peu naïve, qu'elle regretta aussitôt, devant ce grand monsieur à l'air méchant. Elle se mordit la lèvre inférieure dans l'attente cruciale du coup de pied au cul qu'elle n'allait surement pas tarder à recevoir.

La jeune femme s’était arrêtée. Pas aussitôt, il est vrai, mais c’était déjà une bonne chose qu’elle ait suivi mes recommandations. Je n’appellerais pas ça des ordres, au vu de la situation. Ce ne sont que des mots que je pose là pour l’inciter à agir. Le climat m’agace. Je ne peux prédire quel temps il fera à l’avenir, mais il sera certainement meilleur que celui-là. Un temps plus doux et agréable, si j’ose dire, quand les espagnols ne seront plus là.
De ce fait, je l’observe, plisse les yeux, essuie mon front recouvert d’eau et me contrefous de mes pieds. Qu’importe qu’elle m’ait arrosé, je suis trempé. Sans cette cape qui me recouvre, j’aurais fondu tel un sucre. Mais ce n’est pas le moment de penser à ça.
À ses mots, je regarde en coin derrière moi en sachant pertinemment qu’ils seront là, ceux qui m’accompagnent. Toutefois, ce n’est pas la peine de me retourner. Ni pour elle, ni pour personne ça n’aurait d’utilité.

«Il se passe que la Marine espagnole a été repoussée par les anglais, si vous voyez ce que je veux dire. Et qu’un couvre-feu est actuellement entré en vigueur.»

Je regarde autour de moi pour m’assurer que le côté « désert » des lieux corrobore mes paroles. En effet, il n’y a qu’elle et nous.

«J’imagine que vous êtes une citoyenne hispanique… votre nom ? »

Ce n’est pas forcément le moment de la faire trainer, il est vrai, mais je ne suis plus à un abus de plus. Si cela se trouve, elle n’est pas là par hasard. Toutes sortes de prétextes pourraient être trouvés de ma part pour justifier ce fait et ces agissements, de toute façon. Alors autant continuer et faire ça bien. Je croise les bras, deux de mes gars me rejoignent alors que j’attends. La pluie tombe toujours violemment. J’ai bien envie de rentrer au sec.

La jeune fille n'avaient jamais rien pigé à ces histoire de politique. Anglais, espagnoles.... N'étaient-ils pas de la marine, POINT ?
Pour elle, cela était du pareil au même. Un Homme est un Homme. Qu'il soit anglais ou espagnole ou encore Marine ou Pirate. Tout cela n'était que des mots que l'on avait décidé d'apposer, pour faire rentrer les gens dans des cases...

Et elle ne voyait absolument pas ce qu'il voulait dire. Elle fronça les sourcils, perplexes. Vraiment, cela la laissait de marbre. La marine n'était plus espagnole, mais anglaise. Cool. Mais encore ?

Fixant l'homme se trouvant devant-elle, elle se demandait encore ce que cela signifiait réellement lorsqu'il lui adressa de nouveau la parole. Alors qu'elle proférait une réponse, deux hommes s’avancèrent, allant se poster de chaque coté de son interlocuteur. Ce mouvement la fit froncer les sourcils encore un peu plus.

"Luana Biescas."

Elle n'était pas sure de vouloir réellement engager la discussion avec ce monsieur. Mais elle ne voulait pas rentrer non plus. Elle avait attendue si longtemps.

Elle resta donc sans bouger, les bras croisés à le fixer, sans vraiment se décider sur la meilleure conduite à endosser...

Ca n’avait pas l’air de marcher. Alors je ne bougeais pas et elle non plus. Mes collègues, marines de mon équipage, semblaient attendre quelque chose. Mais rien ne devrait arriver, si nous ne provoquions pas le destin. Cette citoyenne n’agissait pas. Et surtout, elle ne réagissait pas. Seul son nom m’était parvenu, entre deux trombes d’eau, quasiment noyé mais toujours audible. Biescas. Une espagnole, probablement. La consonance est frappante. Je me risque à poursuivre.

«Où est-ce que vous habitez ? »

Si les deux gars, plus loin derrière moi, restent à distance et observent un peu partout, les deux autres sont plus aptes à agir. Le premier, d’ailleurs, approche de la jeune femme de sa haute taille. Il faut dire qu’il frôle les deux mètres et compte bien la regarder de haut. Son côté impressionnant ne s’arrête toutefois pas là puisqu’il entreprend vraisemblablement de poser la main sur elle. Déjà, il tente de lui prendre le bras, attendant que l’autre fasse de même. J’en viens à me demander si c’est la bonne chose à faire, mais les circonstances préfèrent que je garde les yeux fixés sur elle, impassible et indubitable dans mes décisions. Je fais donc un signe du menton pour indiquer une direction. Au moins, nous allons aller sous le porche voisin, un peu à l’abri pour poursuivre cet interrogatoire. Elle n’y verra pas d’inconvénient, j’espère.

«Je me vois dans l’obligation de vous demander de me suivre. »

Voir de me devancer, vu la tournure que prennent les évènements.

Lorsque l’un des gorilles posa la main sur elle, elle leva le visage vers lui et le regarda, disons… Plutot mal. De nature enjouée, elle ne supportait pourtant pas qu’on l’oblige et encore moins qu’on la traite de la sorte. C’était la deuxième fois en peu de temps qu’elle était mal traitée par la marine, et cela commençait quelque peu à la rendre sceptique quant à leurs manières. Etaient-ils donc tous des rustres se croyant tout permis ?

Renfrognée, elle se laissa à moitié porter jusque sous un porche, là où la pluie diluvienne ne les toucherait plus. Elle se défit de la prise du gars de la marine d’un mouvement sec, et tout en se massant le bras elle regarda droit dans les yeux celui qui semblait être le chef.

« J’habite par là bas, dans les hauteurs »

Elle désigna du menton l’autre bout de la ville, cet air maussade toujours appliqué sur son visage. La marine lui apparaissait de plus en plus, au fur et à mesure que les années avançaient, comme non digne de confiance. Peut-être se trompait-elle… Ou peut-être pas.

Elle se taisait, ne sachant comment jauger l’homme qui lui faisait face. S’il l’avait amenée ici, il devait bien avoir une raison… Elle ne lui faciliterait pas la tache. En revanche, une question lui effleura les lèvres.

« Et en quoi le changement de nationalité de la marine a-t-il impliqué un couvre feu… ? »

Vraiment, ces histoires la dépassaient.

Je la toisais. À défaut de pouvoir me montrer ouvertement agressif ou sympa, je n’avais que ça à faire, la scruter. Cette femme à l’étrange chevelure lui collant à la peau se montrait méfiante. Et bien soit. Qu’elle le soit, et tant pis. Je n’avais pas que cela à faire, et le simple fait d’avoir d’autres chats à fouetter me permettait un soupir. Soufflant, passant une main dans mes cheveux trempés, je ne sais si j’aurais assez de force pour quitter l’abri et retourner sous l’eau. Néanmoins, les ordres devenaient faciles à prendre.

«Les rues ne sont pas sûres. Je vais vous faire raccompagner. »

D’un coup d’œil à mes deux gars, je les fis hocher la tête et pouvais recroiser les bras. Cette étrangère avait la curiosité bien placée et tout intérêt de connaitre la nouvelle situation.

« Vous n’êtes sûrement pas sans savoir que les espagnols ont longuement tenu cette île et les environs dans cette partie du globe. Mais les temps changent et l’époque de l’Invincible Armada est bel et bien révolu. Néanmoins, il n’est pas impossible qu’il ne reste quelques sympathisants et gens hostiles à la couronne britannique. Donc… »

Ceci expliquait logiquement cela. Que cette locale soit une rebelle, cela m’aurait étonné. Mais qu’elle traine dans cette rue sans raison me semblait moins absurde, et tant pour sa sécurité que la mienne, je préférais la voir rentrer. Déjà, le marine de tout à l’heure remettait sa main sur son épaule. L’autre l’encadrait. Avait-elle quelque chose à dire pour contester, ou serait-ce suffisant pour la convaincre ?

Sans changer ni de position, ni d’air, elle écouta les explications de l’homme de la marine. Elle n’était pas sure de saisir les détails de cette affaire, mais comprenait que cela avait de l‘importance. Tout pouvait changer, tout pouvait arriver. Elle saisissait l’importance de rentrer chez elle, même si elle n’en avait pas réellement envie… Elle aimait l’air frais, et préférait passer son temps dehors qu’enfermée. Dans un soupir, elle se redressa, prête à rentrer chez elle.

« Effectivement, situation compliquée… »

Elle n’avait pas d’autres commentaires à faire. Elle comprenait les enjeux, mais tout cela lui semblait lointain. Elle n’était pas de ceux qui baignaient dans les trames politiques compliquées, jurant allégeance à untel lorsque ça les arrangeait, avant de trahir, parfois.
Elle vivait sa vie, s’arrangeant comme elle pouvait. Mais, à vrai dire, ce désintérêt lui venait surement du fait qu’elle n’y connaissait rien. Elle comprenait l’ensemble, mais n’avait jamais eu vent des détails et de leurs conséquences…

Elle s’apprêtait à repartir lorsqu’une lourde patte se posa sur son épaule. Souplement, elle se dégagea et sortit de sous l’abris. Elle fit face à la marine.

« Je peux encore marcher sans aide… »

Ses paroles furent accompagner d’un petit sourire, sans arrogance ni insolence. Mais qu’ils la raccompagnent chez elle était une chose, qu’ils l’y portent, une autre.
Sans leurs laisser plus de choix que cela, elle commença sa marche.

Ainsi, c’était fait. Lui ayant expliqué ma façon de penser et l’évolution de la situation sur cette île, je ne vois pas ce que j’aurais pu faire de plus. On est de la marine, mais ça ne fait pas de nous des pirates impunis, comme ont souvent tendance à le croire les gens du peuple. Notre image n’est pas reluisante, simplement parce que certains abusent et que, du fait, d’autres comportements exemplaires sont pris dans cet amalgame. Pour ma part, je suis assez fier de ce que je suis et estime faire correctement mon travail. Tout ce qu’il m’arrive dépend de moi ou du destin, et je ne cherche à empiéter sur ce dernier. Aussi, tout va le mieux du monde. Il me semble logique que cette femme ne pose pas de difficultés. Elle en soulèverait qu’il me faudrait prendre des décisions radicales. On ne conteste pas l’autorité, aussi peu présente soit-elle, sinon étouffante. Quand on a pas la chance de vivre au juste milieu, on accepte et c’est ainsi. Les choses changent toujours, de toute façon, en mieux ou en pire. J’espère pour elle que ce sera la première possibilité. Je garde les bras croisés et lui fait un petit signe de la tête.

«Très bien. Smith, contentez-vous de l’escorter et de veiller à ce qu’il ne lui arrive rien.»

Je me racle modérément la gorge, à cause de toute cette flotte qui tombe et me fatigue, mais aussi pour reprendre la parole.

«Bonne soirée, mademoiselle Biescas.»

J’insiste un peu sur le S, dissonance qui me marque à cause de cette touche espagnole. Mais rien de plus. Ce sera tout. Un nouveau léger salut de la tête, et je suis reparti pour finir cette maudite ronde sous les trombes. La voilà donc, la dure vie du marine.