Clameur nocturne [Jack Bellamy]

Santa Rosalia, que voilà une ville animée de jour comme de nuit. Arrivé quelques minutes plus tôt, Hassan déambulait au cœur de la cité ardente au beau milieu de la nuit. Les lumières des échoppes et le chant déraillé des marins imbibés d’alcool donnaient un aspect festif à la ville. L’épéiste de Green Island reniflait les relents infects qui flottaient dans l’air, mélange d’alcool, de pisse et d’humidité poisseuse. Peut-être valait-il mieux revenir au petit matin, quand les esprits se seraient éclaircis et qu’il pourrait soutirer quelques informations sur la ville en elle-même ? Le jeune homme s’éloigna ainsi du cœur de la ville pour se glisser jusqu’au port, où l’odeur iodée de la mer salée remplaça l’hécatombe parfum de la ville. Étrangement, le port était d’apparence bien plus calme, malgré les quelques marins traînassant sur le quai, non loin de l’une ou l’autre échoppe du bord de mer. Hassan pouvait entendre les joyeux chants variant au grès des bateaux. Apparemment, les équipages de la région ne sont guère portés sur le sommeil. Soupirant, il longea le camp non sans retenir un délicieux frisson à se faire dominer ainsi par nombreuses coques de bateau pour le moins imposantes. Leurs ombres le surplombant de leur silhouette boisée. Le mercenaire remarquait notamment que nombreux des navires amarrés à ce port étaient d’apparence solide et coûteuse. Les équipages ne devaient pas être en reste.

« Hey Guillot, mat’mi ça ! On’a lâché les nabots didju ! »beugla une voix enrouillée par l’alcool dans son dos. Hassan s’arrêta dans son élan. Vexé ? Pas le moins du monde, bien que la voix grisonnante du marin avait de quoi brutaliser ses pauvres tympans. Peu désireux d’enclencher un combat inutile et médiocre, le jeune sabreur s’apprêta à reprendre sa balade lorsqu’une imposante silhouette atterrie devant lui pour lui barrer le chemin. Hum ? Sur le coup, l’enfant du Sud leva un regard vers le bateau d’où provenait le gaillard mal avisé avant de poser ses prunelles acérées sur lui. « T’cherches t’môman p’tit ? »Lançait-il de sa voix grave, dévoilant une paire de dents noircies par l’absence de soin. Hassan l’observa sans sourciller. Voilà qui est embarrassant, lui qui escomptait une promenade le long du quai sans devoir amorcer un combat. Certes, c’est un jeune homme féru de combats…mais seulement de combats qui en valent la peine. L’homme qui lui faisait face avait peut-être l’apparence d’un taureau, mais Hassan soupçonnait chez lui une force banale et superficielle. « Non, tu peux d’écarter maintenant ? Ca me fera mal de sortir Ace pour corriger ta face de crétin… »rétorqua t’il d’une voix plate et monocorde. A première vue, sa réaction ne semblait pas lui convenir, ni au couille molle qui fonçait derrière lui. « P’tit con ! »hurla le taureau excité devant lui, amorçant un coup de poing qui lui était destiné. Hassan lâcha un soupir ennuyé et, en moins de temps qu’il n’en faut pour dire ‘ouf’, s’accroupit pour éviter le coup de poing qui partit démolir la gueule du gars derrière lui. Le jeune sabreur entendit un ‘merde, d’solé Fitz !’et n’attendit pas. D’un coup de pied retourné, il envoya valsé la montagne vivante contre la coque du bateau d’où il avait sauté. Impassible, il regarda la silhouette s’affaisser sur le ponton, inanimée. « Imbéciles… » Ils ne valaient même pas la peine qu'il dégaine Ace...

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Il n'y a pas à dire, Santa Rosalia était une île paradisiaque. Presque paradisiaque, du moins; son climat tropical et le vent marin qui y soufflait étaient des raisons suffisantes pour que l'on s'y attarde. Mais y accoster était un peu comme se jeter dans la gueule du loup, pour un pirate. Malgré la relative absence d'instinct de conservation chez Jack, il connaissait plutôt bien les trucs à éviter à tout prix, à force. La dernière fois qu'il avait amarré au port de Santa Rosalia avec un navire au pavillon noir, il l'avait retrouvé au fond de l'océan avant même d'avoir eu le temps de dire ouf. Pas question de reproduire cette erreur avec le Royal Fortune, dont il avait dû jeter l'ancre sur les côtes rocheuses de l'île.

Le pas assuré, il se promenait sur les quais en plein milieu de la nuit, à une heure où personne ne pourrait le trouver. Il y avait bien quelques soldats de la Marine qui faisaient leur ronde, mais rien de très inquiétant en soi. En équilibre sur la barrière de bois qui séparait le quai de l'eau de la mer, il glissa à son doigt une chevalière en or qu'il avait dérobé à un noble quelques heures plus tôt. Rien de très inhabituel pour un pirate ! Il n'avait pas pu s'en empêcher. Et au même moment, il entendit du bruit non loin; en levant à peine les yeux, il pouvait les apercevoir. Plusieurs hommes relativement massifs, sans doute des marins qui restaient près de leur bateau. Et au milieu, un jeune matelot aux cheveux blancs qui ne semblait pas être le moins du monde impressionné par l'agressivité de ses interlocuteurs. Jack observa silencieusement la scène en se mordillant légèrement l'ongle du pouce, avec un intérêt certain.

« Quelle violence ! » Il descendit de la barrière et atterrit avec souplesse, faisant quelques pas vers le jeune homme avec curiosité, esquissant un petit sourire mesquin. « La Marine Royale qui surveille le port, je présume ? »

Peut-être était-il dans le vrai, et peut-être que ce gamin n'avait rien à voir avec la Marine. Qui sait. À l'évidence, s'il était bien un représentant de la Marine Royale, ça sentait les problèmes.

Le calme était revenu. Partiellement. Et provisoirement aussi. Le calme fut de courte durée, car Hassan eut tout juste le temps d’observer l’état de ses deux agresseurs qu’une voix éclata dans son dos. Quoi encore ? A la fois ennuyé et curieux, il se retourna ainsi vers son nouvel interlocuteur, au passage moins agressif que les deux autres zozios. Un homme à l’allure débraillée se tenait devant lui, avec cette expression mesquine plaquée sur son visage. Intrigué, Hassan l’observa sans broncher. Violent lui ? Parfois, il fallait savoir montrer les crocs pour se faire respecter…si pas acquérir un peu de tranquillité. Devant la question critique de son aîné, le jeune épéiste ne put retenir un sourire malicieux. De la marine ? Etrange opinion. Hassan ne connaissait presque rien de la ville mais il avait remarqué les allées et venues de quelques marines durant sa promenade. Le coin grouillait-il de sbires joliment fringués de blanc et de bleu ? « Un pirate je présume ? »lança t’il au tac au tac, sans confirmer la question du grand brun, ni même le nier. Il semait ainsi le doute, préférant rester sur ses avants gardes. L’homme avait tout l’air de fricoter dans le camp opposé à la marine. Oui bon, l’habit ne fait pas le moine, mais devant l’expression de son vis-à-vis, Hassan doutait que l’homme baigne dans la justice des marines.

Muet, Hassan se demandait si l’inconnu allait lui chercher misère ou si, aiguillonné par la curiosité de la scène précédente, il cherchait simplement à savoir qui il était. Qui était-il au juste ? Pas un marine en tout cas, ni même un pirate. Seulement un épéiste qui cherche à devenir le meilleur dans le domaine. « Devrais-je m’inquiéter ? »susurra t’il d’une voix posément calme, scrutant les prunelles de l’homme à l’allure douteuse avec intérêt. S’il s’agissait réellement d’un pirate, cela pourrait accessoirement l’intéressé. Après tout, n’était-il pas ici pour s’embarquer dans un équipage en quête d’aventures ?

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Aucune réponse. Du moins, aucune réponse précise, rien qui ne répondait clairement à sa question. Par contre, l'autre semblait avoir deviné qu'il était un pirate; à croire que c'était écrit sur sa figure. Non, il faut dire qu'il avait naturellement l'étoffe d'un pirate, d'un véritable flibustier. Lorsque le gamin lui demanda s'il devait s'inquiéter, il réprima un rire et croisa les bras, le regard rivé sur la chevalière en or qui ornait son doigt.

« Non. » Il marqua une pause et releva les yeux vers lui. « À moins que tu ne sois stupide. »

Ce qui était malheureusement le cas de beaucoup de gens; tout le monde n'avait pas le privilège de recevoir une éducation convenable dans ce bas monde. Reculant d'un pas, il s'accrocha à un tonneau et se souleva pour s'asseoir dessus. Au même moment, son perroquet vint se poser sur son épaule.

« Je ne faisais que passer; tu peux continuer de les tabasser si tu veux, je ne voulais surtout pas interrompre les réjouissances ! »

Dit-il avec un sourire hypocrite. Une véritable hypocrisie de pirate.

Malgré l’avancée de la nuit, Hassan pouvait remarquer les fréquentes et hasardeuses déambulations de silhouettes sur le quai. Marins, pirates, civils ou soldats de la marine, qu’importe, le lieu semblait propice aux promenades nocturnes. Pas de cohue pour autant. A croire qu’il attirait à lui seul les maux de la vie.

Le grand brun imita son attitude en faisant le muet à sa question, mais Hassan n’était pas dupe. Pirate ou pas, dans tous les cas, l’homme était d’un tempérament joueur. Ou tout simplement curieux. Le petit blond garda l’avertissement prononcé par son vis-à-vis dans un recoin de sa mémoire. Stupide, lui ? Il ne se qualifiait pas ainsi et espérait qu’on ne le juge point de la sorte. Malgré sa jeunesse évidente, on le disait avisé et suffisamment rusé pour ne pas s’échauffer inutilement contre les idiots qui affluaient en trop grand nombre dans ce monde. Sa jeunesse était toutefois synonyme d’inexpérience dans maints domaines et en cela, il se savait susceptible d’être sensible.

Le grand brun prit ses aises sur un tonneau tandis que le plus jeune demeura immobile, debout, la stature droite, à suivre de son regard bleu intense chaque mouvements de son interlocuteur et accessoire compagnon de papotage. Bras croisés, il écouta soigneusement chaque mot lâché par l’inconnu, toujours sans dissimuler un certain intérêt dans ses yeux. Son attitude avait piqué sa curiosité. « Etaient-ce là vos compagnons ? Deux ânes butés et hors service, je crains de ne pouvoir vous satisfaire d’un autre combat…enfin…si combat il y a eu... » Plutôt une punition d’or et déjà méritée. Un combat ? Dans la mesure où la force de l’adversaire avoisine le zéro, ce mot n’a alors plus aucun sens.

Remarquant la chevalière en or clinquant qui ornait la main du plus âgé, Hassan ne put retenir un subtil sourire. « Joli bijou… » Achat, présent ou vol accessoire ? Qu’importe, ce n’était pas ses oignons…mais néanmoins un indice supplémentaire quant à l’identité de l’homme au sourire hypocrite. Oh, doux et mesquin sourire qui sied si bien aux pirates. Préjugé ? Hassan se garda le luxe du doute. Il jeta un regard vers les silhouettes des nombreux bateaux amarrés, certains plongés dans l’abysse du soir, d’autres faiblement éclairés par les réjouissances qui se déroulaient sur les pontons. De la frégate à la chaloupe, il y en avait pour tous les goûts. Hassan ne put réprimer un frisson. Fascinant. « Impressionnant tous ces navires…l’on m’a nombreuses fois vanté le luxe de ce port… » Ainsi se confirmait-il comme le parfait étranger à cette ville, mais il n’en avait cure.

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Le jeune homme semblait aussi froid qu'une statue de pierre. Pète un coup et détends-toi, mon gars. Jack poussa un léger soupir et détourna le regard, observant les environs avec un sourire énigmatique qui lui étirait les lèvres. C'était plutôt calme pour le moment, mais vu le boucan qu'avaient fait ces matelots, il était fort possible que cela ait alerté un représentant de la Marine et qu'il déboule d'une minute à l'autre. Lorsque le gamin lui demanda si ces types étaient avec lui, il posa son regard sur les deux hommes assommés, réfléchissant un moment.

« Peut-être. Je n'arrive pas à mémoriser les têtes de tous mes compagnons. »

C'était véridique. Peu de marins connaissaient par coeur la totalité de leur équipage. Et même si ces gars-là en faisaient partie, s'ils se faisaient rétamer par un gringalet, c'est que ce n'était pas une très grosse perte en soi.

Visiblement, la richesse de ce port avait attiré son attention. Il n'était vraisemblablement pas du coin, et n'était peut-être pas habitué à voir cela. Il était vrai que les vaisseaux marchands et les navires de la Marine en impressionnaient plus d'un; mais attendez qu'il voit un véritable bateau pirate !

« Ça te dit d'en voler un ? »

Voler des navires, ça avait été son quotidien à une époque, jusqu'à ce qu'il réussisse à s'emparer du Royal Fortune, un vrai petit bijou. C'était drôle et distrayant, et c'était aussi un moyen de savoir à quel camp appartenait ce jeune campagnard.

Peut-être ? Il est vrai que si grand équipage il y a, il n’est guère aisé de retenir toutes les frimousses des marins. Si l’inconnu n’était pas membre d’un équipage, alors les deux hommes qu’il venait de mettre d’assommer ne devaient guère être plus que des poltrons. Sur ce point, Hassan doutait fortement. Pas que les deux zozios soient des poltrons, mais plutôt que l’homme à l’allure débraillée ne soit pas un marin. Pour sûr qu’il en était un ! Il se dégageait de lui comme un parfum de défi et de rébellion. Hassan pouvait presque ressentir les affres d’un esprit sauvage, sans foi ni loi et porté au grès de la liberté vers mille rivages. Oui, c’était ainsi que l’homme qui lui faisait face lui apparaissait : totalement dénué de justice, soumis uniquement aux vents et marées. Tel un pirate ! Le genre de personne avec qui le jeune épéiste imaginait un épanouissement certain, tout autant que de goûter à d’invraisemblables aventures. Si c’était vrai, ce serait une chance pour lui.

Voler un bateau ? Avouez le, voilà une proposition pour le moins singulière ! Tellement surprenante qu’Hassan ne put retenir une mine stupéfaite. Eh oui, lorsqu’on s’y prend bien, il est possible de faire apparaître quelques expressions prononcées sur le visage albâtre de l’immaculé. Quoi qu’il en soit, la proposition était si affriolante que l’escrimeur ne put retenir un sourire malicieux. « Ma foi, c’est une occupation à laquelle je ne me suis jamais adonnée… »répondit-il en essayant de refouler une brûlante impatience de voir s’opérer la chose. Il croisa les bras et jeta son regard bleuté aux alentours avant le reposer sur le grand brun. « Mais je vous préviens d’or et déjà, je suis plus habile à l’épée qu’au tirage de cordes, m’est avis que l’un ou l’autre conseils ne sera pas de refût… » Certes, il n’avait jamais pu cacher son amour de la mer, mais il n’avait jamais été un grand marin en raison d’une vie passée sur la terre ferme. C’est en partie pour cette raison qu’il souhaitait s’engager dans un équipage. Vivre un quotidien au milieu d’un océan tantôt aimé, tantôt damné pour ses capricieuses humeurs. C’était une occasion pour lui d’emprunter une voie différente. De changer d’horizon pour mieux accéder à son objectif : devenir le meilleur épéiste du monde. Non loin d’eux, une querelle fit bientôt rage entre une dizaine de gaillards étourdis par le rhum. L’agitation était-elle qu’elle rameuta bon nombre de patrouilles de marines qui s’affairait à distancer les bagarreurs l’un de l’autre. « Le coin devient très animé, mieux vaudrait ne pas s’éterniser…. »proposa t’il à l’adresse du parfait inconnu. Hassan pouvait accepter n’importe quel compagnon de route pour une courte ou longue période, mais sa méfiance n’en demeurait pas moins inébranlable. Il afficha un sourire bordé par la curiosité.

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Bien. Définitivement, ce gars-là n'était pas son ennemi. Il semblait avoir la conscience tranquille à l'idée de suivre Jack dans ses idées folles. Il ne se demanda même pas pourquoi il voulait voler un navire et était près à le suivre simplement comme ça, pour l'adrénaline. C'était ce genre de mentalité qu'il appréciait. Ne pas se soucier des conséquences de ses actes et agir sur une impulsion, c'était bien typique de sa personne.

« J'espère que tu n'as pas le mal de mer, gamin. »

Son sourire s'accentua. Il sauta du tonneau sur lequel il était perché, et son perroquet s'envola, plana quelques instants au-dessus de sa tête. Ne pas s'attaquer à un gros bateau, de préférence, surtout lorsqu'on est seulement deux pour le piloter. Il observa les environs, sans tenir compte de la présence des quelques soldats de la Marine qui ne tardèrent pas à calmer la baston qui faisait rage quelques mètres plus loin. De braves soldats, ces petits gars.

D'un pas assuré, il s'avança vers une petite caravelle de la Marine et, s'accrochant à une corde, monta à son bord. Sans vérifier si l'autre le suivait, il monta à la barre et déploya les voiles, lorsque plusieurs soldats firent leur apparition sur le pont du bateau.

« Messieurs, j'ai le plaisir de vous annoncer que je réquisitionne ce navire ! »

Sans ajouter un mot, il dégaina son sabre, lançant un regard suggestif au jeune campagnard qui l'accompagnait. Que la fête commence !