Aujourd’hui était un grand jour. Un équipage flottant, toutes voiles dehors, gagnait les abords de Santa Rosalia. Haut dans le ciel, le soleil brillait, comme pour annoncer l’arrivée de ce bruyant groupe de gens. Au milieu d’eux, un pied sur le rebord, la main au-dessus des yeux pour voir plus net et plus loin, une jeune fille scrutait l’horizon. Heureusement, ils n’avaient hissé leur pavillon de pirate, pour éviter d’attirer l’attention sur cette cruelle embarcation que voilà. Mais ce ne serait certes pas long pour que naissent pagaille et agitation. Philippa avait tout prévu. Elle savait très bien ce qu’il fallait qu’elle fasse. Oh oui, aujourd’hui était un grand jour.
Fendant les flots jusqu’au port, le Brick rompit la monotonie des lieux et des rires s’élevèrent de toutes parts. Déjà, la femme avait sauté du pont, adressant un petit sourire à ses proches avant de s’éloigner. Elle avait beau n’être capitaine, c’était son droit de fuir ainsi, de croiser les bras et d’évoluer directement vers le centre-ville pour réclamer son dû. Après tout, puisqu’elle avait le sabre à la hanche et un sourire si assuré, qui aurait pu venir contester la moindre de ses revendications ? Ses envies, la pirate les satisfaisait sans tergiverser, se montrer parfois grossière, abrupte, mais toujours franche et direct. Là, gagnant la place publique, elle n’avait qu’une idée en tête : trouver la responsable de son malheur. Alors elle chercha dans la foule, provoquant l’écartement de ceux qui daignaient la reconnaitre, les grands yeux des pauvres civils et quelques curiosités par-ci, par-là. Toujours est-il qu’à force d’évoluer dans la foule, puisqu’elle n’ignorait aucunement où aller, celle qu’elle cherchait se trouvait bientôt là, face à elle.

« Hey… si ce n’est pas notre petite sorcière adorée… »

Susurra-t-elle dans un charmant sourire.

Je penchais la tête, écoutant cette femme me remettre. Eh bien, elle en mettait du temps. M’aurait-elle oublié, comme il aurait peut-être mieux fallut que j’oublie moi aussi les trois types morts de sa faute ? Non, elle savait parfaitement qui j’étais. Et dans cette foule qui m’évitait comme la peste, comme aurait-elle pu faire autrement que mettre un nom sur mon visage. Ou du moins, une prédiction complètement erronée sur ma personne. Je souriais, malgré tout, d’une manière laissant peu de place au doute. Un puissant sentiment mêlant moquerie et colère me rongeait. Comment pouvait-elle oser poser cette question ?

« Ouais, tu peux m’aider… »

Subrepticement, ma main s’était posée sur la garde de mon arme. Mes doigts joliment dessinés, à la forme parfaite et habituée à saisir son manche le saisirent doucement. Pourtant, mon regard ne cilla nullement. Je la fixant comme prête à la bouffer. Puis, le laissais mes yeux goûter à la jolie texture de sa peau, à cette couleur hâlée fort agréable à voir.

« Je n’aime pas me faire rouler, tu sais. Surtout pas par une esclave dans ton genre.»

Petite référence à ses origines, probablement. Ce n’est pas le moment de faire dans le sentimentalisme, de toute façon. Avançant vers elle, je bloque autant la circulation en interrompant les regards curieux, que je fais de non-concernés. Tout le monde n’est pas intéressant par ce qui ressemble à des broutilles. Ça doit me vexer, puisque ma voix s’élève un peu plus forte.

« Tes conneries m’ont couté dix doublons et trois vies, salope. Alors tu vas t’assurer de me les rendre dès maintenant, avant que je t’égorge sur l’échaffaud.»

C’est une banale histoire de temps. L’orage prévu – celui qui devait confirmer la règle que le beau temps succède à la pluie – n’avait pas eu lieu. Cet enfoiré de soleil était reparu après une légère bruine et l’effet de surprise s’en était allé aussi prestement. Résultat, trois morts, cinq blessés et une montagne de pièces qui n’avait plus la même saveur. Peut-être que son sang pourrait rehausser ce manque de goût…

Oh ? mais c’est qu’elle me cherchait. Qu’est-ce que c’était que ces conneries, encore ? Elle se foutait de ma gueule avec ses histoires de navigation ? Comme quoi je n’aurais pas su mener des hommes ? Mais ils ne sont même pas à moi ces idiots. C’étaient des camarades, certes, et alors ? Ils avaient péri par sa faute, non la mienne. Moi, c’était simplement pour m’amuser, et à moitié par superstition que j’avais consulté cette catin. Et voilà qu’elle me refoutait ça dans la tronche. Durant un temps, un éclair de colère était passé dans mon regard. Ou peut-être de folie. Quoi qu’il en soit, j’avais dégainé. Et d’un seul coup, la lame atteignait le cou de la belle métisse en face de moi. Elle la frôlait. Elle aurait pu lui entailler la gorge sans crier gare.

« Pour qui tu m’as pris, pauvre folle ? Tu crois que je suis la première venue, c’est ça ? Tu penses que tu peux m’impressionner avec tes grands airs et te foutre de la gueule de ces gars qui sont morts ? Ce n’est pas ce que j’appelle un bon service après-vente….»

Je l’observais silencieusement, ma voix ayant décru au point où nul ne l’entendait plus. Mais maintenant, la décision était mienne de perpétuer ce calme ou de le changer en tempête. Mon sabre sur sa gorge en avait transpercé plus d’une. Et ce ne serait pas une catastrophe qu’il s’agisse d’un cadavre de plus sur ma liste. Je commençais alors une phrase, rompant moi-même mon silence. Possiblement pouvait-on discuter plutôt que de se contenter de la voir mourir.

« Quand je dis pour une vie, il va falloir t’y tenir. Ton sang ne vaut pas plus cher qu’un autre, mais je peux toujours t’inviter à te rendre utile sur le bateau et…»

Fin de la phrase. Je suis interrompue. Un type intervient, je ne sais pourquoi. Il n’a en main qu’un bout de bois que je trancherais aisément, mais son cri m’interpelle. Ils sont même deux ou trois, vraisemblablement prêts à en découdre pour me faire entendre raison. Ils n’aiment pas que je m’en prenne à une citoyenne comme ça, apparemment. Ça les dérange. Je tourne ma lame vers eux, sans quitter la voyante des yeux. Ce ne sont même pas des marines, alors à quoi bon faire couler le sang maintenant ?

« Et maintenant, qu’est-ce qu’il se passe ? »

Demandais-je à celle censée avoir de précieuses prémonitions. Dois-je les tuer ? Les laisser vivre ? Que va-t-il nous arriver, à eux, à moi, à elle ?