Venir dans le coin de Santa Rosalia provoquait toujours une certaine amertume chez Colombe. Après tout, c’était là qu’elle voulait vivre ! Loin de ces forbans et autres brigands d’eau douce, crasseux et impolis. Mais elle rêvait, bien trop ! Car ce n’était pas d’une simple vie de fille de pêcheur, misérable et sans intérêt qu’elle désirait, au fond. Quelque chose de plus grandiose, de belles robes et des coiffures savamment arrangées. Bijoux et richesses à foison. Un beau rêve qui ne semblait nullement pouvoir se réaliser un jour, et pourtant. Elle continuait de s’aveugler de désirs stupides et d’envies idiotes, s’abreuvant de ses propres espoirs et du mépris qu’elle portait aux autres. Oh oui, la rouquine vivait de haine et de rêves, alors que d’autres préféraient l’amour et l’eau fraîche. Chacun son truc, il fallait croire.

Ainsi, elle était là, assise sur une caisse occupant le pont bien peu large du bateau de son paternel, qu’elle maniait présentement seule. Après tout, cela faisait des années déjà qu’elle avait appris à diriger l’embarcation. De plus, c’était un bateau de taille bien modeste, rien de très compliqué pour une personne sachant ce qu’elle faisait. Et Dieu que cela pouvait être ennuyeux ! Quoi que d’un autre côté, elle préférait largement être seule que devoir supporter l’ignorance alcoolisée de son père, ou encore la brutalité stupide de ses deux crétins de frangins. Oh, vraiment, elle n’était pas gâtée, et au fond, n’avait d’amour que pour sa mère. Si douce et si jolie. Quoi qu’elle ne comprendrait jamais ce qui l’avait poussée à épouser un type pareil. Gras et idiot, sans la moindre éducation.

Oh oui, cela faisait beaucoup de mépris pour une seule et même personne, trop d’orgueil aussi. Incapable de voir qu’elle n’était, au fond, pas mieux qu’eux; instant pour se clamer meilleure, encore et toujours, et vomir sur eux son dégout. Idiote demoiselle que vouloir, trop jolie et trop naïve, en un sens.

D’ailleurs, elle ne l’avait pas entendu se faufiler sur l’embarcation encore à quais, trop occupée avec les caisses se trouvant dans la cale. Après tout, ce n’était pas pour rien qu’elle était venue ici, toute pimpante et mignonne, le sourire aux lèvres et la bile dans la gorge. Il fallait récupérer du rhum, auprès d’une vieille connaissance, seul liquide que semblaient ingérer les hommes du coin, ceux de sa famille y comprit. Et régler quelques autres broutilles. Le tout étant quelque peu périlleux pour une personne venant de Tortuga, cela n’allait pas sans dire.

Et soudainement, un bruit. Des pas, puis. Un cri. Quelque chose qui lui vrilla les tympans et la fit sursauter, arrachant à ses lèvres entrouvertes un juron bien peu élégant. Un intrus, du genre masculin et malheureusement pour elle, doté de parole. Lèvres pincées et sourcils froncés, la méfiance suintant sur sa peau, elle le fixait de ses mirettes azur. Il n’avait pas l’air très net. Et vraiment pas très propre, quoi que c’était un détail très subjectif. Mais rester ainsi ne fera pas arranger les choses, elle devait agir.

Alors, comme une idiote, si souvent, elle sourit. Colombe est si jolie quand elle sourit, après tout. Oh oui, regardez-là ! Elle souriait à ce type, sans raison autre que celle d’endormir sa méfiance à lui pourquoi pas. Avoir l’air idiote, mais juste en avoir l’air. Parce que dans sa main, il y a un couteau, caché derrière sa hanche. Sait-on jamais. L’autre, elle, ramène quelques mèches rousses derrière son oreille, alors qu’elle demande :

« Tu fous quoi ici, au juste ? »

Les mots sont quelque peu agressifs, mais la voix charmante.

« Ce n’est pas un bateau pour touriste. »

Elle se méfie après tout, et hait les surprises, Colombe. C’est un intrus. Il doit partir. Et même, histoire de lui faire comprendre, elle désigna l’ouverture de la cale de sa main libre, sans le lâcher du regard, scrutant la peau sombre du garçon, pas bien plus vieux qu’elle a vrai dire.

Ça ne sent pas bon tout ça. Et ce n‘est pas le poisson.

Ce rire ! Dans une autre situation, elle n’aurait pas hésité à lui asséner une gifle bien placée, de quoi lui laisser la trace de ses doigts pour quelques jours. Quitte à se faire mal soi-même, c’était dire ! Qu’il pouvait être dégueulasse ce rire; pas du même genre que le sien, mais tout aussi agaçant, écœurant. Mais qu’il se taise donc, avant qu’elle ne perde patience ! Oh, il avait fini par se taire, la laissant enfin placer quelques mots. Ce n’était pas trop tôt.

Évidemment, une journée qui avait si bien commencé ne pouvait pas bien continuer. C’était trop beau, voilà tout ! Putain de vie, hein. Il fallait parfois d’un rien pour l’irriter, mais là, il avait fait fort, et Colombe n’allait surement pas l’en féliciter ! Après tout, de quel droit osait-il pénétrer ici, comme ça ? Comme si c’était tout à fait son droit, espèce de pauvre crétin ! Oh, et elle n’allait même pas mentionner le teint de sa peau ! Ce serait s’enfoncer un peu plus dans la vulgarité ! Au premier coup d’œil, elle n’avait pas réellement tiqué, trop occupée à se remettre de la soudaine surprise et de ce qui l’accompagnait. Mais là. Elle dut se forcer à ne pas faire la moue, gardant ce sourire trop idiot collé à ses lèvres. D’autant plus qu’elle le maudissait suffisamment présentement, sans en rajouter une couche.

Alors comme ça, monsieur le fauteur de troubles se permettait de se décréter nouveau propriétaire ? Mais c’était qu’il était culotté, dis donc ! Une pensée qui lui fit faire la moue, tout sauf satisfaite. D’un autre côté, la rouquine ne comptait pas céder le bateau au premier clampin venu le réclamer, pour on ne sait quelle raison ! Et puis quoi encore ? Cependant, la suite de ses déblatérations stupides eurent pour effet de la surprendre. Et de la faire rire à son tour. Désagréable rire que le sien également. On aurait cru entendre une hyène, si seulement les gens du coin savaient ce que c’était. Moqueur et remplit de dégout, de mépris. Un rire qui agite la poitrine et les tripes, à lui en tirer quelques larmes amères.

Et pourtant, elle se calma bien vite, le fixant à nouveau. Sa main armée n’avait pas bougé, alors que lui, bougre d’imbécile, montre qu’il a de quoi se défendre. Elle sait à quoi s’attendre, lui non. Puis le voilà qui renchérit. Colombe se mit à secouer la tête, pas franchement encline à obéir. Oh, et il lui a donné une idée, avec ses élucubrations sans queue ni tête. Pas si conne, attention !

Prudente dans la démarche, elle se redressa de toute sa hauteur, plutôt grande pour une femme de ce temps. Fière lionne à la crinière flamboyante, exposant toutes les courbes, elle fit un léger pas en avant, la lame toujours dérobée à la vue de l’intrus. Pour ensuite dire, la voix chaude et langoureuse, le regard perçant et fixé sur lui :

« C’est un peu stupide de chasser un démon de sa tanière, tu ne crois pas. Tu risques gros. »

Elle n’attendait à vrai dire pas grand-chose de cet imbécile. Cependant, elle pouvait peut-être jouer avec cette corde superstitieuse qu’il lui avait montrée, de son plein gré. Un démon, elle ? Oh, elle n’avait pas tant de prétention, voyons ! Quoi que dans une autre vie, peut-être. Une sirène, pourquoi pas. Oh oui, cela lui aurait très bien allé.

« Tu comptes vraiment me jeter dehors ? »

Elle passa une main dans sa chevelure, révélant leur couleur vivre à la lumière qui filtrait entre les planches du pont. Jamais elle n’aurait cru un jour que ce roux lui serait aussi utile, à vrai dire. Au final, il est plus proie que prédateur ou envahisseur, maintenant. Et le pire surement est qu’elle sourit encore, si joli sourire.

« On doit pouvoir s’arranger, non ? Ca pourrait même être agréable pour toi. »

La proposition roule sur sa langue, alléchante et délicieuse. Ses mirettes ne le quittèrent pas une seule seconde. Il restait à espérer qu’elle n’était pas trop naïve, et lui suffisamment.