Santa Rosalia. Qu’est-ce que je peux haïr ce lieu. Je déteste tout sur cette île. Les habitants, les maisons, le soleil qui y tape bien trop fort, les navires, les pavillons… Les espagnols sont le peuple que j’exècre le plus sur Terre. Pour ce qu’ils ont causé à ma famille, à cette nation qui m’a vu naître et leur empire en ce nouveau monde, je ne rêve que de leur destruction. Pourtant, je suis là.
J’erre dans les ruelles, seul et sans escorte. Je ne dirais pas que ça change mais pour une fois je peux être plus ou moins tranquille et incognito. Sans ma dizaine d’hommes minimum qui me suit partout, je vaque à mes occupations et jette des coups d’œil où bon me semble. Ce n’est pas vraiment l’occasion d’accroître mon mépris des colons, mais je dois dire que cette balade est en quelque sorte une cure. J’ai pour mission de veiller sur cette île, dieu sait pourquoi. Alors autant faire ça bien et pourquoi ne pas, à la limite, essayer d’en apprendre sur la population hispanique. Qui sait, ils pourraient m’être utile un jour ou l’autre. Peut-être devrais-je même m’essayer à assimiler leur dialecte. C’est une langue plutôt répandue. J’ai beau parier que l’anglais finira par être plus répandu de par le globe, ça ne me ferait pas de mal d’en savoir davantage.
Quoi qu’il en soit, pour le moment, marchant à mon rythme dans la rue, je ne m’attends certainement pas à ce qui va suivre. Ces derniers jours ont été assez chargés, je dois dire. Notamment en ce qui concerne cette captive, cette petite blonde… Rien que d’y penser, mes yeux se ferment et je pourrais replonger dans d’intéressants souvenirs. Seulement, un détail ne va pas. Mes paupières s’ouvrent lentement, je me sens bousculé. Portant rapidement la main à la crosse de mon arme, dans un contraste qui jure avec mon calme apparent, je vois et reconnais peu à peu celui qui me fait face. Ce type est un marin, je crois. Il me semble…

«Mac… vous jouez au pirate, maintenant ?»

Si je ne retrouve pas immédiatement son nom, quelqu’un s’en charge à ma place, à ce qu’il semble. On crie après lui. Mon modeste sourire pour celui qui servit sous les ordres d’Anthony Rainworth n’est pas une garantie que les choses se passeront bien. Je l’accompagne donc d’un regard pour l’autochtone légèrement à cran et pose mon bras sur l’épaule de MacBride.

«Capitaine James Wood de la Marine britannique. Je m’occupe de cet homme. Prenez ceci et considérez-vous comme dédommagé.»

Avant d’entrainer le brun défiguré, je lance un doublon d’or au pseudo-poursuivant. Moins fort, pour le blessé, je murmure.

«Vous m’en devez une, Mac-machin.»

La hiérarchie a quelque chose de malsain. Evidemment, moi qui y suis inscrit depuis maintenant plus de dix ans, je conçois qu’elle m’apporte quelque chose, une sorte de pouvoir d’action, de décision et de libre-arbitre dans ce monde qui part à vau l’eau. Mais ce n’est pas pour autant une preuve de bienséance. La supériorité des uns entraine le mépris, l’orgueil, l’abus, la vengeance, le complot. Bref, ce n’est pas comme ça que la vie devrait se jouer, même si c’est le cas. Alors, quand je regarde Jim Macbride, que je comprends un peu l’environnement où il se plait à évoluer, et son attitude dans ce contexte, je reste un temps avant de répondre. Il serait dommage que j’use de mon influence pour jouer les salauds avec lui. C’est toutefois vrai qu’il m’en doit une.
 

«Jim Macbride, c’est ça ?»

 
La mémoire va et vient. Ces derniers temps, les noms partent en courant au profit des évènements. Je retiens beaucoup de choses mais côtoie tellement de gens qu’il me faut avoir des préférences. Les cases de mon cerveau s’arrangent selon les besoins. Je n’ai pas un espace de stockage infini pour chacun des Marines et pirates qui sillonnent les flots. Malgré ça, je l’ai déjà vu, alors… ça revient.
 

«Je ne crois pas que les british de cette île valent mieux que les ressortissants étrangers. Santa Rosalia n’est rien de plus qu’un cloaque ruisselant d’un sang frelaté. »

 
C’est un bouge. Un lieu qui n’a que ça, des bordels, des tavernes où ça picole, viole et sanguinole. Je hais cette ambiance, non pas parce qu’elle est atypique – le monde entier grouille et gigote de la même façon, ça n’a rien d’une surprise – mais parce que c’est ici, au milieu de ces terres ennemies, contre qui j’ai lutté nombre d’années et qui maintenant doivent être mes alliés. Je n’ai jamais réellement eu affaire aux hauts dignitaires de cette nation rivale. Mais leurs représentants sont nombreux, leurs soldats bien armés et les sourires moqueurs bien pendus.
 

« Si tu as réellement de quoi me payer cher et contribuer à ma bonne fortune, je te suis.  »

 
Serait-ce une bonne idée de se battre ? Songeur, je scrute mes mains, serre brièvement les poings et garde moi aussi un petit sourire. D’une œillade pour ce type de la Marine, je constate qu’il est finalement plus amoché que je ne l’avais cru. Peut-être devrais-je éviter de me montrer trop dur avec lui. Je suis certes son supérieur, mais qu’aurais-je à gagner en cherchant à l’utiliser. S’il sert Anthony Rainworth, il est déjà entre de bonnes mains.
 

«Aurais-tu gagné contre ces types, tout à l’heure ? »

 
 

Je le suis et me dis que tout ira bien. Avec lui en ma compagnie, je crois être à l’abri de pas mal de truc, notamment d’être reconnu et considéré comme n’étant pas à ma place. Ensuite, je sais que ça lui donne aussi un prétexte de se balader en ces lieux. Puisqu’il est avec un supérieur, ça légitime tout de suite bien des choses. Nous sommes donc en idéale adéquation, me semble t-il. D’ailleurs, j’en garde un petit sourire, avançant les mains dans les poches de ma veste, les yeux tout de même aux aguets. Il ne faudrait pas qu’un petit malin décide de nous sauter dessus. Surtout qu’il couperait la parole à Jim et ce ne serait pas cool.
Je l’écoute, pour ma part, et trouve ses récits plutôt convaincants. Intéressants et capables de m’intéresser parce qu’il parle sincèrement. Il est rare de trouver des types qui ne soient pas des héros en puissance, amoureux d’eux-mêmes et incapable de voir les choses sous un angle autre que le leur. Ce Macbride là fait les choses bien, à ce que je vois. Il évalue et connait ses limites. Je le suis sans hésiter, oubliant un temps que je suis capitaine. S’il faut allonger la monnaie pour lui, je le ferai. Ça me fera une soirée plus sympa qu’à bord.
Lorgnant les gars qui nous voient passer ou nous jettent des coups d’œil en entrant dans la taverne, je ris légèrement lorsqu’il parle de mon passé. Ah oui, ce sacré temps où j’ai galéré de par le globe. Oui… Je ne me plonge qu’un instant dans la révision des faits, espérant ne pas en avoir gardé une version trop altérée. Et quand il lève sa chope, je fais de même avec la mienne. J’ai pris du rhum, histoire de voir s’il sera meilleur que sur ma frégate. J’imagine qu’il surpasse celui de la Marine, mais la question est surtout de savoir s’il n’écrasera pas trop le portefeuille du matelot.

«Tu sais… j’ai jamais mis les pieds qu’en Europe et dans le coin, là. C’est pas encore le monde entier et y’a sûrement des gars bien plus costauds que moi. En fait, y’a p’tet qu’avec mon flingue que j’ai des chances d’occire quelques types. Avec ma lame, je dis pas que je suis un pied, je serais même plutôt bon, mais ça se passe toujours bizarrement quand j’ai à m’en servir. Parce que ça chauffe, généralement, et qu’il faut cogner de tous les côtés. Je gère bien mon espace, tu vois. Mais ce que je préfère, c’est encore superviser tout ça avant que la merde n’arrive, histoire d’avoir un contrôle sur la situation…

Je me coupe, de peur de n’en dire trop. L’alcool descend lentement dans mon godet pour monter dans ma bouche, redescendre dans ma gorge et jusqu’à mon estomac, pour finalement remonter en vapeurs spiritueuses dans les temps à venir dans ma tête.

«Et après ça, je compte bien refaire un petit tour à Tortuga. C’est pas que j’aime ce coin, mais j’ai quelqu’un à y voir. Et puis… on verra, ensuite. Ce n’est hélas pas moi qui gère le vent.

Je me redresse un peu sur mon siège, regarde des deux côtés, derrière moi, en m’assurant que les yeux ne sont pas focalisés sur nous. Sinon, tant pis. Mais comme dit précédemment, la bagarre, c’est pas mon lot. Quand je me bats, en général, ce n’est pas sans que le sang coule. Je préfère que ce soit expéditif. Les hommes ont bien d’autres choses à faire que de se bastonner tout le temps pour un rien.

« Toi… tu viens d’où ? Tu suis toujours Rainworth ? »

Demandais-je entre deux gorgées de ma boisson, à moitié étalé sur la table, accoudé comme se doit de l’être un buveur de cet univers-ci.