C’était parti. Ma dégringolade annonçait le début de l’opération. Cette mission suicide, organisée à la va-vite, allait sévèrement tourner au vinaigre et je n’avais rien contre. Tout ce qui comptais, je crois, c’était de localiser Barbe Noire et repartir autrement que les pieds devant. En un seul morceau, intact, m’irait très bien. Mais allez savoir ce que cela donnerait avec de tels bras cassés. Je ne connais personne dans cet équipage, hormis le vice-amiral déjà croisé. Pourtant, un coup d’œil me permet d’ancrer définitivement le visage de celui qui l’accompagne dans mon esprit à l’intarissable mémoire. Je sais dorénavant que je ne l’oublierai pas. Qui qu’il soit, d’ailleurs.
Néanmoins, puisque cette aventure doit nous conduire à la taverne de Tortuga, je m’occupe de chercher à y entrer, c’est ce qu’il y a de plus important. Je ne frappe pas Anthony, donc, mais m’en vais. Le seul hic, c’est qu’il me lance une patate. Je fronce les sourcils, boue, garde mon sang-froid et continue ma route. Ce serait un mauvais commencement que de s’entretuer dès à présent.
Calmement, je reprends donc mes pérégrinations dans les rues de la ville. Ce lieu est aussi pourri que Santa Rosalia, si ce n’est davantage. Pourtant, il semble exister comme une meilleure ambiance. Tout est plus gai, plus sain, plus amusant. Je ne tiens pas à m’y associer, et pourtant je relève que c’est intéressant. Loin de l’ordre, les pirates s’adonnent à tout ce qu’ils veulent. Ils n’ont peur de rien et n’imaginent pas que la Marine pourrait faire une descente. Face à l’armée britannique de sa majesté, que pourraient-ils faire ? Je crains qu’ils n’aient rien pour soutenir un siège ou un pilonnage massif. Je souris donc sous cape – sans même avoir celle que je porte tout le temps – et arpente ces rues. En fait, en écoutant les ragots, en jetant des regards et dressant l’oreille, j’en entends assez sur cette place de marché qui se vide. L’heure est à la nuit qui tombe, mais les voix se font encore fortes et les indices nombreux. J’en apprends une belle. Il faudrait vérifier peut-être… nous verrons. Je discute de Barbe-Noire avec un passant éméché, ce qui confirme mes soupçons. Bon…
En pas moins d’une heure, je suis au moins trois fois convaincu de ce fait : Barbe-Noire a quitté l’île il y a deux jours. Seule une poignée de ses hommes est ici et ça n’a plus grand intérêt. Je dois retrouver le vice-amiral. Dans ce labyrinthe, je passe auprès de tout un monde et entre brusquement dans la taverne. Oh my gosh, c’est la fête ici… Il faut que j’intervienne et vite, avant qu’il ne soit trop tard. Laissant mon sac de pommes de terre à l’entrée, redressant mon dos et progressant lentement vers l’officier, j’arrive à deux pas de lui dans son dos. Avec cette foule, comment l’approcher plus sans être pris, ou dans la tourmente, ou dans les œillades mauvaises de ces pirates ?

Le temps passe et j'avais arrêté de boire depuis quelques minutes, je dois rester lucide et l'affût de toutes informations intéressantes. J'ai toujours ce même rempli depuis quelques temps, feintant quelques gorgées par-ci et par-là, tout le monde me croyait ivre mort. Je viens de trouver un pigeon à questionner. Je le suis. Je le traque à travers toute cette foule d'ivrognes qui chantent. J'aperçois soudainement mon acolyte, MacBride, qui comme à son habitude joue au carte. James m'avait fait auparavant un rapport de l'incident qui s'était produit à Santa Rosalia, grillé en train de tricher, c'est moche. Très moche. Espérons que ça ne refasse pas le même scénario, nous nous retrouverons dans une belle histoire. En bref, j'attire son attention, je lui fais comprendre avec un jeu de regards de rester attentif, que je suis dans les parages. L'homme que je suis sort de la taverne. À vrai dire, je le suis seulement parce qu'il prétend être un des hommes de Barbe Noire. En sortant, j'aperçois un sac de patates... James ? Comment ai-je pu rater un tel personnage ? Qu'importe. Ma petite souris ne doit pas m'échapper. Il emprunte une ruelle. Il ne marche pas droit du tout, mais je reste tout de même sur mes gardes. Et j'ai bien raison. À peine ai-je eu le temps de tourner pour emprunter l'étroite ruelle, que l'homme qu'on croyait bourré, me plaque contre le mur en me menaçant avec un vulgaire couteau.




« Tiens-tu à tes bijoux de famille ? Si oui, range tranquillement ton arme. »



En effet, je m'amusais à frotter la lame de sabre au point sensible de tout homme. Il range son couteau. Cet homme m'appartient à présent. Je l'interroge mais il semble répondre à côté. Je retire lentement mon chapeau afin qu'il puisse me reconnaître. Ses yeux s'écarquillent, il semble savoir qui je suis, puis surtout mes antécédents vu la peur qui s'affiche sur lui. Je lui fais donc comprendre que c'est tout à son intérêt de collaborer. Il parle. Il m'explique que Barbe Noire est effectivement dans une île non loin d'ici pour une affaire d'argent ou de trésors, sans doute. Quelques-uns de ses hommes ont été laissé ici, dont ce vieux pirate, afin de transmettre tout ce qu'il se passe sur Tortuga. Dans la folie, me racontant légèrement sa vie, il prononce le nom de Molly Rainworth. Mon sang bouillonne comme jamais. Cela fait maintenant quinze longues années que je n'ai plus entendu parler d'elle, si ce n'est au QG de la Marine pour me dire qu'elle a encore commise des infractions. Cet homme me dit que cette « putain » est en activité ces temps-ci, qu'elle compromet les activités de Barbe Noire, m'étant son vice-capitaine, Davy Howell dans des états pas possible. À l'instar de ce dernier, je le plaque contre le mur, ma lame au travers de sa gorge.




« Cette putain est ma sœur, alors tu vas toi aussi payer pour ces quinze longues années sans elle. »



Sans l'ombre d'une hésitation, je l'égorge. Il gît au sol et je l'observe se vider de son sang avec une haine qui se lit à travers mon visage. Je le traîne au fond de cette ruelle, là où personne ne pourra le retrouver durant la nuit. J'ai donc noté quelques informations, mais on ne sait où se trouve ce célèbre pirate exactement. Je sais seulement qu'il est dans une des nombreuses îles à proximités. Je sors de la ruelle, me poste contre le mur qui joint la taverne, attendant que mes deux camarades sortent. En espérant qu'une bagarre n'est pas été déclenchée, dans ce cas de figure, je serais dans l'obligation de rentrer dans cette amusante taverne. En attendant, je médite sur ce qu'il s'est passé durant ces quinze longues années.




« Molly... Pourquoi ? »

Ça pue dans cette taverne, dites-moi. J’ai l’impression d’être dans un rêve. Ou un cauchemar. Ou les deux, au vu des charmantes demoiselles qui tournent dans cette salle et font le plein pour les clients. C’est plutôt ce genre de détail qui m’attire et me divertit. J’aime bien les serveuses et allumeuses arborant un style si évocateur, il est vrai. Pour un peu, je me laisserais avoir et les suivrais. Pour un peu… mince, je cède.
Alors que mon regard était posé sur Anthony, je me détourne et rejoint une belle blonde. De mon allure de marchand de patate, je ressemble à n’importe quel type de cette taverne et ne devrais avoir trop de problème à faire mon chieur. Du moins, c’est ce qu’il me semble. Alors je passe à l’attaque, aborde cette donzelle comme je l’aurais fait pour n’importe quel navire à ma portée. Ma stratégie est agressive mais ça fait partie du rôle. J’avance dans son jeu, dans le mien, un peu de trop et… quand je tourne les yeux vers Rainworth pour m’assurer de sa présence, il est déjà trop tard. Plus de marine. Plus de gars en pseudo-civil pour boire, jouer et chanter. Merde…
Je suis venu exprès pour les rejoindre et voilà que je me paume. Une petite bise sur la joue de la belle et un autre sur sa main, à la manière trop gracieuse des grands de ce monde, il m’éclipse. Je prends congé. Pourtant, je n’ai le temps de faire que quelques pas. Deux ou trois, pas plus. Le suivant m’aurait été fatal. Si je n’avais eu des réflexes d’homme avisé, je serais mort ou en deux parts. J’ai esquivé. Une lame est fichée dans le sol, avec son salaud de porteur à l’autre bout.
Je suis reconnu. Son sourire me le fait sentir. Ses dents blanches et noires me prouvent que ce n’est pas le hasard. Doublement merde. Derrière lui, une petite clique se forme déjà. « Eh oui, je suis James Wood, capitaine de frégate et vôtre pire ennemi. » Je pourrais le leur dire. Tout comme il serait amusant d’affirmer que je les traquerai n’importe où sur Terre. Sur mer également. Sauf que ce n’est certainement pas le moment. La main sur la crosse de mon pistolet est mon dernier espoir. Je le pose sur son ventre et tire. Paf ! Le type vole et s’écrase au sol. Réagissons vite avant que les connexions ne se fassent dans la tête des autres. Ne pouvant que ramasser le sabre au sol et courir vers la sortie, j’ai deux parades à effectuer entre temps. Dormir, il fait moins chaud. Pourtant, le danger est toujours là. Triplement merde, il est l’heure de courir.

« Rainworth ! On se tire, putain ! Barbe Noire n’est pas sur cette île et la moitié de Tortuga veut nous présenter la potence nouvellement montée ! »

J’ai trouvé Anthony et son collègue. Même si le nom de ce dernier m’échappe, ce n’est pas le moment d’être cérémonieux. Je ne peux même pas commencer à regretter cette blonde. L’atmosphère ne me plait pas. Je ramasse une patate, la balance sur le plus proche des poursuivants et juge préférable de me carapater.

J'essaie de retrouver mon calme, mais mon sang bouillonne trop. Je déteste que l'on me voit ainsi, mais je n'y peux rien. J'aimerais pouvoir contrôler cette présence démoniaque en moi, mais c'est impossible. Seul le temps emprisonnera ma haine de cette nuit, car la retirer est impossible, à moins que Molly soit de nouveau à mes côtés. J'aspire, puis j'expire. J'essaie encore de diminuer mon rythme cardiaque, mais rien à faire. Je sens encore mon cœur qui bat fort. J'ai des envies de meurtres, de combats.


Encore dans mes pensées dévastatrices, une présence vient m'interrompre subitement, mais ne voyant qui est cette personne, je stop sa course en pointant mon sabre au niveau de son cou. C'est seulement quelques instants plus tard, presque effrayé, que je me rend compte de mon erreur. Il s'agit de mon pauvre acolyte. Je me sens terriblement idiot. Je m'excuse et lui ramasse une pomme de terre. J 'espère ne pas l'avoir effrayé. Il prend de suite de mes nouvelles, donc je pense qu'il s'en sortira. Évidemment, j'ai le droit à quelques remarques concernant mes agissements furtifs.




« Vois-tu, cher ami, il y a de choses qu'il ne vaut mieux pas voir dans ce monde. »



Je fais également attention aux alentours. Mon chapeau camoufle mon visage, surtout dans ce noir profond. On passe crème. Jim a déjà une dégaine de pirate, on ne craint rien ensemble. Quant à James, je me demande ce qu'il fait encore au bar, seul. J'ose espérer qu'il n'est pas encore en train de fricoter avec des femmes ? Pourquoi « encore » ? Voyons, nous savons que notre cher et tendre contre-amiral a comme loisirs la dégustation de femmes. Enfin bref, nous n'avons malheureusement pas le temps de nous amuser. Je décide d'aller le chercher et MacBride me demande en même si Barbe Noire se trouve encore sur l'île. Un tir retentit. Je me retourne vers mon coéquipier, l'air inquiet. 




« En principe, non... »



J'ai à peine eu le temps de répondre à sa question et me diriger vers le bar, que James en sort en hurlant. Le début de sa phrase ne m'intéresse guère. L 'information était déjà acquise, mais ça répond tout de même aux doutes de Jim. Cependant, la deuxième partie, notamment « la moitié de Tortuga veut nous présenter la potence nouvellement montée » ne manque pas de m'inquiéter. Sans l'ombre d'une hésitation, j'attrape mon fidèle compagnon et suivons mister Wood. Dans quelle galère nous avait-il fourré encore ?




« Par pitié, dis-moi que tes hommes se trouvent encore à l'entrée de la ville avec des armes cachées dans les sacs de patates ? »



Je prie fort pour qu'ils soient aux portes de la ville. Nous pourrons nous défendre et avoir plus de chances de nous en sortir dans la forêts. Sinon, ça va être un gros freestyle dans les bois, sans indication précise et surtout dans la précipitation. Nous avons une armée qui nous attend sur les plages de Tortuga. Notre objectif est donc d'y parvenir sain et sauf.

Si je pensais être reconnu en venant ici ? Hmm… eh bien, j’ai le choix entre reconnaître que oui, ma fréquentation des pirates de ce monde avait de quoi avec des conséquences sur cette mission ; et oui, parce que cette possibilité de ne pas passer incognito aurait pu être une chance décisive de tomber sur Blackbeard. Qui ne rêverait pas de lui apporter deux ou trois gradés de la marine sur un plateau pour se faire bien voir de lui ? Quoiqu’il est aussi possible qu’ils se seraient contenté de ramener des têtes. Dans ce cas là, la mission était juste suicide. Mais je ne peux tout de même pas changer de visage comme ça ! Résultat, je cours. Anthony, Jim et moi avons pris la poudre d’escampette. C’est la seule qui marche contre des pirates en bande organisée comme ça. J’ai beau tirer et faire ça bien, on n’arrivera pas à les semer à ce rythme. Alors, chemin faisant, je déglutis pour leur offrir une déplaisante réponse.

« Mauvaise nouvelle, mon cher vice-amiral… »

Me viens alors l’envie de jouer au héros. Je sais, ce n’est pas très recommandé et je finirais sûrement à nourrir les poissons en agissant de la sorte. Mon style de bretteur ne viendra pas à bout de plus de deux gars de ce calibre, j’imagine, et ma cadence de tir ne saurait soutenir un bataillon. Sauf que Rainworth est plus important que moi. Enfin, un peu. Je tiens à ma vie, tout de même.

« Je suis d’avis de suivre l’idée de… euh, c’est quoi ton nom, déjà ? »

Glissais-je au grand brun maigre à mes côtés. Anthony pouvait très bien regagner les navires, moi aller vers cette maudite forêt et lui… lui, je ne l’ai jamais vu avant ça. Puisque j’ignore ce qu’il vaut ou sait faire, autant laisser le destin décider. En attendant, je réarme, allonge mon bras et tire. Une épaule de touchée. Je ne peux pas ajuster en pleine course. Il est vraiment temps de prendre de bonnes résolutions. L’embranchement est juste là. À l’officier supérieur de faire son choix !